Intervention de M. Jacques Legendre lors de la séance exceptionnelle tenue au Sénat par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication en hommage à Maurice Schumann, le 15 juin 2011

 Introduction par M. Jacques Legendre :

Cette séance est un peu exceptionnelle pour notre commission sénatoriale de la culture, de l’éducation et de la communication., même tout à fait exceptionnelle, puisque nous avons décidé aujourd’hui de rendre hommage à notre ancien président Maurice Schumann, ancien président de cette commission de 1986 à 1995. Le souvenir en est toujours très vivant dans l’enceinte du Sénat et, bien sûr, au sein de la commission qu’il avait présidée avec bonheur et passion.

Je voudrais saluer aujourd’hui la présence parmi nous de Mme Lucie Schumann, une de ses filles, de sa nièce également, et leur dire combien nous sommes évidemment émus et heureux de leur présence ici à l’occasion de cette réunion. Je voudrais saluer aussi mes collègues et anciens collègues, personnalités politiques qui ont connu, fréquenté Maurice Schumann et – je crois que ceci est très significatif – personnalités politiques de tous bords, ceux de la famille politique de Maurice Schumann, et ceux qui tout en ayant appartenu à d’autres familles politiques ont toujours apprécié l’homme et respecté son action.

Nous avons pensé aujourd’hui donner tout d’abord la parole au professeur David Bellamy qui est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Amiens, membre du Centre d’histoire parlementaire et politique et du groupe de l’Agence nationale de la recherche « Gaulhor », c’est-à-dire consacrée à « Gaullisme : hommes et réseaux » et qui étudie les élites gaullistes de 1958 à 1981. Le professeur Bellamy qui est agrégé de l’Université, docteur en Histoire, a rédigé une thèse sur le sénateur Geoffroy de Montalembert, autre figure bien connue au sein de notre Sénat, thèse qui a été cofinancée par la Haute Assemblée en 2006 lors de sa parution aux Presses universitaires de Rennes et a obtenu le prix « Jean Zay » ainsi qu’une mention spéciale du prix de thèse du Sénat en 2004. En outre professeur et biographe pour le dictionnaire parlementaire du Sénat, il a dirigé en 2010 un numéro spécial de la revue Parlement consacrée aux gaullistes au Parlement. Je vous indique enfin que le Président du Sénat nous fera l’honneur de venir saluer cette réunion vers 11 heures 10. Et, après le professeur Bellamy, je me permettrai de reprendre devant vous l’exposé que j’ai fait, il y a quelques semaines, devant l’Université populaire de Lille en en réduisant la durée, parce qu’il avait été assez long et que nous avons des horaires assez contraints, mais peut-être pour donner un éclairage sur les aspects plus nordistes de la carrière de Maurice Schumann. Professeur, je vous donne tout de suite la parole.

Intervention du professeur Bellamy, […]

Intervention de M. Jacques Legendre :

Le professeur Bellamy vient de resituer Maurice Schumann en son temps et, pour beaucoup d’entre nous, une partie de cette période nous est familière ; une autre nous semble appartenir à l’histoire déjà lointaine et, en même temps, à l’origine de bien des engagement d’aujourd’hui.

J’avais, il y a quelque temps en février, comme je vous le disais en introduction, fait une conférence à l’Université populaire de Lille consacrée à Maurice Schumann : « De l’épopée à la politique ». Le professeur Bellamy a eu raison de dire que Maurice Schumann a commencé par l’épopée et puis qu’il a poursuivi ensuite une longue carrière politique avec les contingences qui sont celles de l’action politique et qui ne se situent pas toujours , c’est vrai, au niveau de l’épopée ! Grâce au professeur et sans refaire son exposé, je me consacrerai à quelques aspects de Maurice Schumann, du Maurice Schumann qu’avec d’autres dans cette salle j’ai connu un certain temps.

Je parlerai tout d’abord de son engagement militaire. Maurice Schumann avait une santé fragile. En sa jeunesse, on lui avait dit qu’il ne vivrait peut-être pas âgé ; comme quoi les médecins heureusement peuvent se tromper ! Il a été réformé en 1939. Il a malgré tout multiplié les démarches pour s’engager et s’engager finalement dans le service actif. Il était donc sous l’uniforme en 1940 et, quand il part à Londres, c’est pour poursuivre le combat. Ce n’est pas au départ avec l’idée de parler derrière un micro, mais de continuer le combat les armes à la main. Il y a une formule que je l’ai entendu rappeler et qu’il a soulignée. Quand il rencontre le général de Gaulle à Londres en juin 1940, il a avec lui une recommandation de Daniel-Rops – c’est assez significatif – et il dit : « Nous ne sommes pas l’arrière-garde d’une armée qui s’en va, mais l’avant-garde d’une armée qui reviendra.» Vous voyez, l’image est très militaire : une avant-garde et pas une arrière-garde ! Et de Gaulle de lui répondre : « Pour que la victoire soit commune et que la France y soit présente, il faut que les vainqueurs ne puissent pas lui reprocher d’avoir, fût-ce un moment, cessé le combat. Pour que la condition soit remplie, il faut refuser ou plutôt nier l’armistice. » Schumann, comme de Gaulle, est un homme qui aura toujours nié l’armistice. Et il avait posé comme condition au général de Gaulle, en acceptant d’être son porte-parole, sa voix à la radio de Londres, de pouvoir lors du retour en France combattre à nouveau et porter l’uniforme. On ne rappelle pas assez qu’il sera un des rares Français engagé sur les côtes de Normandie dès le 6 juin 1944. C’est de là que vient son attachement profond à cette commune d’Asnelles dans le Calvados où il avait débarqué le 6 juin 1944. Il sera d’ailleurs très vite rattaché à la 2ème D.B.

Je voudrais rappeler de ce point de vue, car il y a eu un moment – peut-être est-ce lié à ces rapports politiques un peu durs qui ont pu exister parfois entre le milieu gaulliste et Maurice Schumann – où il fut accusé effectivement d’avoir fui le combat. Voilà la citation qu’il obtient dès le 19 juillet 1944 : « Officier courageux jusqu’à la témérité, animé du plus haut patriotisme, volontaire pour les missions dangereuses, a assuré sous un violent bombardement une liaison périlleuse dans la nuit du 18 au 19 juillet. »

Et je voudrais maintenant rappeler aussi sa participation sous l’uniforme de la 2ème D.B. à la libération de Paris avec cette citation à l’ordre de la 2ème D.B. : « Officier énergique et brave, le 25 août 1944 au cours de l’attaque de la place de la Concorde par la rue de Rivoli, alors que rien ne l’y obligeait, était au premier rang des unités d’attaque encourageant les soldats, les entraînant derrière lui à l’assaut malgré un feu nourri de canons et d’armes automatiques, a pris une part active à la prise du ministère de la marine et à la reddition de toute la garnison ». Étant membre actuellement de la commission qui se penche sur l’avenir de l’Hôtel de la marine, je ne manque pas de me souvenir de la part que prit Maurice Schumann à la reddition de la Kriegsmarine qui indûment occupait ce lieu prestigieux.

Voilà, me semble-t-il, ce qu’il y a lieu de rappeler. Le professeur Bellamy a ensuite rappelé quel avait été son écartèlement entre son engagement démocrate-chrétien au sein du M.R.P. et son attachement à la personne du général de Gaulle. Un général de Gaulle qui, parfois, a mal vécu cette fidélité de Maurice Schumann à son parti, qui est le parti de la fidélité au général de Gaulle, qui le voyait au contraire s’éloigner de lui. Il y a des citations qui sont intéressantes. Maurice Schumann a déclaré : « Le gaullisme n’est pas l’attachement à une personne. Il est le refus de toutes les lâchetés et de tous les abandons. » Et le lendemain dans L’Aube – c’était en 1946 – il écrivait : « C’est la décision de Charles de Gaulle qui prive la France du général de Gaulle. Pour la première fois, nous sommes en désaccord avec lui. » C’est le moment où de Gaulle démissionne du gouvernement. Il y aura alors entre eux des échanges assez vifs, c’est vrai, de Gaulle déclarant par exemple le 7 mars 1946 : « Peu importent les sentiments de Maurice Schumann, je n’ai pas le souci de faire du sentiment. Le M.R.P. a commis une véritable escroquerie en voulant se rattacher au général de Gaulle et en appelant à un vote qui n’est pas celui du général de Gaulle. »

Voilà chez le capitaine Claude Guy, qui est l’aide de camp du général de Gaulle, que l’on trouve dans En écoutant de Gaulle, une formule assez sévère : « Schumann n’est qu’un rhéteur. Seulement, voilà, à Londres sa rhétorique embrayait aux réalités, sur la dure, sur l’agressive réalité du combat ; il habillait, il enveloppait d’images brillantes des événements qui prenaient la France aux entrailles. Et puis, il y avait quelqu’un derrière lui ; mais maintenant sa rhétorique ne s’appuie plus sur rien, si bien que sa rhétorique ne suffit même plus à elle-même. » Voilà, il y a des moments où les rapports se tendent. Cela va durer avec simultanément des échanges qui se poursuivent. Le général de Gaulle qui éprouve une grosse déception de ne pas avoir avec lui Maurice Schumann à l’époque du R.P.F. garde des contacts avec lui. En 1956, Schumann est favorable à l’expédition de Suez et il est rappelé sous les drapeaux ; il soutient aussi Guy Mollet. À la Noëlle de la même année, de Gaulle lui écrit : « En somme, vous avez voulu faire du gaullisme sans de Gaulle. » Voilà donc des petits échanges dégageant en même temps un fond de sympathie.

Et puis arrive 1958. Maurice Schumann soutient le retour au pouvoir du général de Gaulle et il va être appelé à entrer au gouvernement en mai 1962. Et là je vais me permettre un témoignage personnel. J’ai été dans ma toute petite position de jeune militant témoin de ces déchirements puisque j’adhère à l’U.N.R. en mars 1962, c’est-à-dire à peu près au moment de la crise du « volapük intégré », qui se produit en mai 1962. Schumann vient d’être appelé au gouvernement. Le général de Gaulle fait une conférence de presse dans laquelle il raille « l’Esperanto ou le volapük intégrés » pour dénoncer ceux qui veulent faire une Europe fédérale et très intégrée et les ministres M.R.P., dont Maurice Schumann, démissionnent. Il y aura dans les Mémoires d’espoir un jugement assez sec du général de Gaulle : « Le 15 mai, cinq ministres issus du M.R.P. prenant prétexte d’une conférence de presse dans laquelle, de nouveau, j’ai préconisé l’union de l’Europe par le concert organisé des États et rejeté 4 l’intégration, se retirent du gouvernement. Il est vrai que deux d’entre eux, Pierre Pflimlin et Maurice Schumann, qui n’y sont que depuis un mois et doivent d’ailleurs ce jour-là même opter entre leur portefeuille de ministre et leur siège de parlementaire, peuvent affecter d’être surpris par mes propos. » Mais en fait, c’est parce que leur parti, à son tour, est entré dans la coalition adverse.

C’est le moment effectivement où les rapports se durcissent entre le M.R.P. et le général de Gaulle. Cette fois-ci Schumann, dans un dernier acte de fidélité à l’égard de son parti, se retire en même temps que les autres ministres M.R.P., mais il va rester dans la majorité qui soutient le Général et il va de plus en plus s’intégrer comme je l’avais fait remarquer. Il y avait dans le mouvement démocrate-chrétien différentes tendances et on en retrouve l’illustration dans ce département du Nord, dont Maurice Schumann est l’élu. C’est lui qui est le plus proche des gaullistes au point parfois de susciter des réactions violentes des militants démocrates-chrétiens. C’est Maurice Schumann ! Et puis il y a, incarné par un député-maire qui se trouve à Lambersart à cette époque, un courant qui souhaite garder le contact avec le milieu gaulliste, pendant qu’il existe un courant qui, lui, est nettement opposant à la ligne politique gaulliste, incarné dans le Nord par André Diligent, que nous avons bien connu, ici aussi, au Sénat. Maurice Schumann va s’intégrer de plus en plus à la famille politique gaulliste dans laquelle il va représenter le courant issu de la démocratie chrétienne.

Je vais maintenant évoquer 1965. Là, c’est vrai que nous l’avons attendu longtemps. J’étais jeune militant et j’ai participé pour la première fois à une élection puisqu’en 1965 j’étais de très loin le plus jeune membre de la liste municipale gaulliste à Lille. Nous espérions que Maurice Schumann accepterait d’en prendre la tête. Lui, il a voulu rester fidèle à la commune de Comines où il était conseiller municipal. Et finalement il n’est pas venu parce qu’il ne voulait pas affronter des conseillers municipaux M.R.P. qui, eux, étaient sur une liste de troisième force avec le maire socialiste de Lille à l’époque, Augustin Laurent. Et, bien évidemment, la liste gaulliste a été lourdement battue.

Le temps passe, 1968 ! Schumann devient ministre et son bureau se situe au ministère de la marine. Voilà un clin d’œil ! Voilà un ministre qui a le bonheur de siéger dans un bureau qu’il avait contribué à délivrer, les armes à la main, en 1944 ! C’est tout de même une belle histoire ! On se souvient de la photo où on le voit lors du grand défilé gaulliste de la fin mai 1968 sur la place de la Concorde. En charge du ministère des Affaires sociales, il préparait une grande loi sur la participation et puis, le 27 avril 1969, c’est le référendum fatal au général de Gaulle et son retrait de la vie politique. Ce n’est pas le retrait de la vie politique pour Maurice Schumann au contraire puisqu’il deviendra membre du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas comme ministre des Affaires étrangères. On a évoqué sa défaite en 1973 aux législatives face à Gérard Haesebroeck, maire d’Armentières. Que Maurice Schumann n’ait pas été le maire de la ville la plus importante de sa circonscription a contribué à fragiliser son assise à un moment où il était obligé de courir de par le monde en raison de ses fonctions et on disait à l’époque dans le secteur qu’il rencontrait moins les gens parce qu’il était pris – c’est bien compréhensible – par les fonctions de sa charge. Peut-être un éloignement de la circonscription ? Je crois me souvenir aussi qu’il y a eu un désaccord autour de lui pour savoir qui serait son suppléant. Être suppléant d’un ministre, c’est toujours quelque chose d’intéressant et, faute d’avoir été le suppléant, un candidat s’est porté effectivement contre lui et a entraîné sans doute la perte de quelques centaines de voix qui font que, pour la première fois, Maurice Schumann n’a pas été réélu.

Je dois rappeler qu’il n’avait, après son très long passé politique à ce stade, que 62 ans ! Il va rebondir très vite et dès 1974 – j’en ai été le témoin et acteur – il est sollicité pour être candidat sur la liste sénatoriale.

Dans le contexte de 1974, Valéry Giscard d’Estaing vient de succéder à Georges Pompidou. Il a été élu et les gaullistes se sentent pour la première fois dépossédés du pouvoir qu’ils exerçaient depuis 1958, avec un vif ressentiment à l’égard d’hommes qui ont soutenu le nouveau président de la République, dont les composantes démocrates-chrétiennes antigaullistes et qui, dans le Nord, sont incarnées entre autres par André Diligent. L’idée de faire élire Maurice Schumann au Sénat prend donc chez les élus et responsables gaullistes du Nord l’apparence d’une espèce de revanche . Je crois que Maurice Schumann va être un petit peu porté par ce souhait de marquer que le courant gaulliste n’est pas mort, d’autant plus que les giscardiens commettent l’erreur de refuser de faire une liste commune avec les gaullistes et mettent, au contraire, en péril le siège dont ils disposent à la Haute Assemblée.

Donc, deux listes : une liste avec Maurice Schumann derrière Pierre Carous qui est le puissant sénateur-maire de Valenciennes, puis une autre liste regroupant ceux qui se sentent plus proches du nouveau président de la République, pour une bataille qui va être extrêmement vive ! J’étais jeune député ; j’avais été élu en 1973 et je voyais Maurice Schumann arriver régulièrement à la maison, téléphoner tout le temps. Il est d’une précision quant à la pensée, à l’attitude supposée des élus locaux assez extraordinaire. Et le département va être complètement retourné car la place qui avait été dévolue à Maurice Schumann – la troisième sur la liste – ne l’assurait pas d’être élu : il était sur une place risquée ! En bout de course, un peu à la surprise générale, il est élu et entre au Sénat, dont il va devenir très rapidement vice-président tandis qu’André Diligent – c’était très symbolique ; il était sénateur sortant – est battu.

Voilà le contexte dans lequel s’est passée cette élection de Maurice Schumann au Sénat. Il va devenir très vite membre de la commission des finances. Je le rencontrais souvent quand je venais au Sénat puisque, moi, j’étais de 1977 à 1981 un jeune, très jeune secrétaire d’État et je dois dire qu’il était d’excellent conseil. Il m’avait expliqué qu’un jeune secrétaire d’État qui vient au Sénat doit s’attendre à être un peu bizuté par les sénateurs anciens. Il y en avait un, en particulier, un vice-président qui était réputé pour sa façon d’accueillir ces jeunes freluquets qui, membres du gouvernement, viennent exposer à la Haute Assemblée ce que le gouvernement attend d’eux. Il ne faut surtout pas avoir cette attitude. Alors, avant de venir au Sénat, je le consultais ; il m’avait dit de ne pas me laisser faire. Quand je suis arrivé, effectivement, j’ai commis une erreur de procédure et me suis fait reprendre par un de ces vice-présidents et j’ai demandé tout de suite – comme le personnage me disait : « N’amenez pas ici des mauvaises manières qui ont cours à l’Assemblée nationale, mais ici, au Sénat, ça ne se fait pas ! » – une suspension de séance pour fait personnel, estimant que j’étais attaqué en raison de mes anciennes fonctions. Nous nous sommes retrouvés devant le président du Sénat, qui se demandait ce que ça signifiait et, pendant dix mois, j’ai été tranquille. C’était M. Étienne Dailly qui avait une réputation assez redoutable vis-à-vis des jeunes parlementaires.

Donc, sur le conseil de Maurice Schumann, je ne me suis pas laissé faire. Mais des sujets bien plus sérieux m’amenaient à le voir. De même, je prenais beaucoup de précaution avec Geoffroy de Montalembert, dont je savais qu’il était passionné par les maisons familiales rurales et qu’il ne fallait pas venir au Sénat avec un mauvais budget.

Voilà quelques souvenirs anciens pour lesquels Maurice était un peu mon mentor.

En 1981, comme presque tout le R.P.R., Maurice Schumann va soutenir Jacques Chirac, tout en appelant à voter Valéry Giscard d’Estaing au 2ème tour. Il ne fut pas de ceux qui ont eu une attitude ambigüe entre les deux tours. En 1983, Maurice Schumann est réélu sénateur, mais, cette fois-ci, la leçon ayant porté, André Diligent et lui feront liste commune. En 1992, tous les deux vont avoir une attitude qui va me toucher : ils me proposent d’entrer au Sénat avec eux et d’être, cette fois-ci, tête de liste. Peut-être était-ce dû à la fraîcheur de mes 50 ans, d’autant plus qu’un candidat R.P.R. allait monter une autre liste et prendre comme argument le fait qu’on ne pouvait pas me reprocher un âge certain, mais que les deux suivants de liste avaient 150 ans à eux deux ! C’était un thème un peu meurtrier ; ça fait partie de la vie parlementaire parfois et de ce que l’on peut en connaître ! Mais ça me permettra de siéger au Sénat dans la commission des affaires culturelles, car Maurice Schumann me dit : « Bien évidemment, vous viendrez dans la commission que je préside. » Il est vrai qu’étant enseignant de métier, tout naturellement mes pas me dirigeaient vers cette commission. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à suivre ce conseil de Maurice Schumann.

Et puis, il n’y avait pas que le Sénat. Nous étions très proches aussi sur un autre plan : le Conseil régional. Je rappelle qu’il y était entré en 1986 à la première élection au suffrage universel des conseillers régionaux. Il est de nouveau membre en 1992 et j’aurai le soulagement et le plaisir de l’avoir à mes côtés lors d’une séance fameuse qui durera très, très longtemps. Nous avions dans le Nord la liste que je menais et qui était arrivée en tête. Maurice Schumann était le doyen d’âge du Conseil régional et cette liste avait contraint la tête de liste socialiste – c’était Michel Delbarre – à se retirer pour tenter de conserver le Conseil régional au profit d’un candidate verte, Marie-Christine Blandin, qui avait fait un score relativement faible, les semaines précédentes et qui s’est retrouvée, à l’issue d’une nuit restée fameuse, présidente du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais. Il y a ici quelques témoins de cette fameuse nuit de mars. Je dois dire que Maurice Schumann est resté impavide et plein d’humour en tant que président-doyen d’âge pendant toute cette soirée. Maurice, lui, a gardé sa chère commission des affaires culturelles jusqu’en 1995. Il avait d’ailleurs trouvé un argument pour me demander d’y siéger, dont je peux faire état maintenant parce que, honnêtement, je pensais que ça ne se réaliserait pas. Il m’avait dit : « Vous viendrez à la commission de la culture du Sénat et d’ailleurs, un jour, vous en serez le président. » Je m’étais dit que c’était un petit peu engagé ; je ne le pensais pas ou je ne l’espérais pas ; ça n’était pas mon objectif, en tout cas à ce moment-là. Je l’ai vu aussi dans ces temps se passionner pour la francophonie et nous avons livré, lui et moi, un combat vigoureux pour faire entrer la francophonie dans la constitution.

En 1996, nous connaîtrons d’ailleurs une déception partagée sur un amendement qu’il avait déposé et que j’avais cosigné faisant entrer la francophonie dans la constitution. Le gouvernement de l’époque – Jacques Toubon, ministre – s’y opposera et, finalement, le Sénat, une première fois, nous suivra et, une deuxième fois, ne nous suivra pas. Enfin, par deux fois, cette tentative échouera. C’est à la troisième fois, bien plus tard, que je parviendrai à faire entrer la francophonie dans la constitution sur un amendement qui était l’amendement ayant été, à l’origine, rédigé par Maurice Schumann.

Celui-ci était très actif au Sénat et, en particulier, il intervenait très souvent sur des sujets essentiels dans le Nord comme le TGV par exemple, très important pour la modernisation de la région. Il se montrait attentif aux crédits universitaires. Il défendait aussi les crédits de l’enseignement public et privé ; j’ai retrouvé des documents de lui à ce sujet. Il se battait aussi beaucoup pour le textile. Il présidait le groupe « textile » et, en effet, à l’époque, l’importance du textile dans la région Nord-Pas-de-Calais était cruciale. J’avais le plaisir non seulement d’être proche de lui, mais aussi de recevoir souvent des petits mots de lui. Je retrouve, par exemple, une convocation de Marie-Christine Blandin, présidente du Conseil régional, à une réunion du Conseil le 29 juin 1992 dans laquelle nous devions décider d’un audit sur les finances de la Région. Voilà le commentaire de Maurice Schumann : « À Jacques Legendre avec mon amitié, il aurait été plus simple de confier l’audit à une entreprise de pompes funèbres pour lesquelles la technique des enterrements n’a pas de secret. » Genre de petit mot quand Maurice était en pleine forme ! Certains d’entre eux appartiennent presqu’à l’Histoire ! Je voudrais en venir maintenant à une autre anecdote. Maurice, un jour, devait s’ennuyer au Conseil régional. Sur un papier de Holyday Inn, il m’a tout simplement écrit de tête tout un passage rédigé par Paul Valéry : « César, calme César, le pied sur toute chose,/ Les poings durs et l’œil sombre peuplé/ D’aigles et des combats du couchant contemplé,/ Ton cœur s’enfle et se sent toute puissante Cause. » Je pense que la séance du Conseil se passait à Arras. Le temps passant, nous étions de plus en plus proches, et surtout arrive 1998. Il était, au Conseil régional, président de la commission des finances. Il avait une connaissance extraordinaire des finances de la Région. Il les connaissait mieux que la présidente. Leur dialogue était étonnant et marqué de respect réciproque.

Mais en 1998, Maurice qui avait 87 ans, allait-il se représenter comme certains s’interrogeaient auprès de moi ? Très courageusement, mes amis m’avaient dit : « C’est à toi d’aller étudier la question avec lui. » Je me vois, entrant dans son bureau au cœur de notre maison, et Maurice Schumann, qui avait bien compris la situation, ne m’a pas laissé parler. Il m’a dit : « Écoutez, j’ai décidé – vous le direz à nos amis- de ne pas me représenter. Je vais rédiger une lettre, je vais vous l’amener. Je ne pourrai pas être au prochain comité départemental du R.P.R., mais je vous demande d’en informer les amis et de me le dire. » Effectivement, Maurice Schumann, quelques heures plus tard, est venu me voir dans mon bureau avec sa démarche un peu difficile et il m’a amené cette lettre – je l’ai ici et crois bien qu’elle est la dernière lettre qu’il a écrite . Il m’a expliqué qu’il partait pour Bayeux, le soir ; il allait y donner une conférence. Il m’a donc remis la lettre : « Cher Jacques, cher compagnon, vous avez bien voulu m’interroger sur mes intentions personnelles à l’approche du renouvellement de notre Conseil régional. Je vous fais le même réponse qu’aux nombreux militants et sympathisants gaullistes qui m’ont fait part du désir de me voir déposer une nouvelle fois ma candidature et ne crois pas avoir été sous votre présidence le moins assidu ou le moins écouté des membres de notre groupe. Mais je suis né en 1911 et je ne crois pas judicieux de solliciter en 1998 un nouveau mandat de 6 ans. Aussi longtemps que je garderai la force de rester dans la brèche, je vous apporterai mon concours et mon soutien. Votre dévouement et votre abnégation s’ajoutant à l’amitié et à l’estime m’incitent à vous en donner l’assurance. Croyez, cher Jacques et cher compagnon, à ma fidélité gaulliste et à mon fidèle attachement. »

Il est parti, ce soir-là, pour Bayeux où il fait sa conférence. C’est en revenant de Bayeux, près d’Asnelles, la commune où il avait débarqué le 6 juin 1944, qu’il a eu malheureusement ce malaise qui lui fut fatal. Je ne l’ai revu qu’aux Invalides. Je voudrais vous lire pour conclure, parce que je crois qu’elle est extraordinaire – j’ai retrouvé le script que l’on m’a communiqué – de la dernière émission qu’il ait faite sur R.T.L., quelques jours avant sa mort le 9 février 1998 ; il était interrogé par Thierry Demaizière dans l’émission « Transparence ». Celui-ci disait qu’il était, il y a quatre mois, dans son bureau du Sénat. Avec l’aide d’une loupe, il lisait son agenda et aussitôt que la voix s’élevait, l’âge du vieux gaulliste s’estompait, la voix de légende vous prenait aux tripes et vous touchait le cœur et lorsqu’on quittait Maurice Schumann, on restait émerveillé par tant d’intelligence, d’éloquence et de courtoisie, même si le vieux combattant rechignait à parler de ses lointains combats. Voilà ce qu’il disait : « – Parce que je suis un disciple de Péguy et que Péguy nous a légué une devise essentielle “Porte-toi sur demain.” » Voilà un premier propos de Maurice Schumann. « – Est-ce-que vous savez pourquoi de Gaulle vous a choisi ? » Et Maurice de répondre : « C’est très simple. De Gaulle a très peu de monde autour de lui, au départ.» « – Vous nous avez encore épaté dans le discours sur Malraux, que vous connaissiez par cœur. » Réponse de Maurice Schumann : « Je crois pouvoir dire en pastichant Bossuet que ma voix ne tombe pas encore et que mon ardeur ne s’est pas éteinte. Cela dit, tout peut arriver demain. L’essentiel n’est pas que je disparaisse, ce qui arrivera dans un avenir nécessairement rapproché. L’essentiel, c’est qu’une certaine dérive européenne ne fasse pas disparaître la France qui compte plus que tout, en même temps que moi qui ne compte pour rien. » « – Souvent, vous vous dites que le général de Gaulle aurait dit cela ou qu’aurait-il dit ? » Voilà son propos : « Non, je ne dis jamais cela parce que le propre du génie, c’est qu’il est imprévisible. Dire “Le général de Gaulle dirait …” est d’attribuer son génie ; c’est un ridicule dans lequel je ne verserai pas. Il vous manque tous les jours .» « – À l’âge que vous avez, on pourrait imaginer que vous vous occupiez de vos mémoires, alors que vous êtes obsédé par la monnaie européenne, le chômage, hanté même ? » Réponse de Maurice Schumann : « Je suis obsédé par le chômage, l’emploi et me dis : depuis que tu as terminé tes études supérieures, tu n’as pas eu un jour de chômage, tu n’as pas vu un jour sans être employé, sans travailler, sans gagner ta vie, pas un jour. Mets-toi à la place de ceux qui se demandent s’ils pourront jamais retrouver une place normale dans la société ; voilà à quoi je pense ; je me mets à leur place. » Ceci aussi est une déclaration importante. « – Et qu’est-ce que la vie au bout du compte vous aura appris sur l’homme ? » – « Elle m’a appris ce que le Christ est venu dire, à savoir qu’il ne faut jamais désespérer d’aucune âme. » « – Est-ce que vous êtes sûr que les gamins d’aujourd’hui devraient partir à Londres s’ils devaient recommencer ? » – « Il est toujours dangereux d’embellir le passé. Il est toujours mauvais de noircir le présent. »

« Qu’est-ce que vous aimeriez qu’on dise de vous plus tard ? » – « Je pense qu’on ne dira rien de moi. » Là, il se trompe. « Mais si on devait dire quelque chose, je serais assez heureux qu’on puisse dire : il est mort fils d’une patrie sans rêve de conquête et d’une Église sans inquisiteurs. Il est mort fou de la France et catholique romain. » Voilà, je crois que cette dernière interview de Maurice Schumann sur R.T.L., quelques jours avant sa mort, montre quelle était la hauteur des réflexions de l’homme. Je crois que sa mémoire restera vive au Sénat et au sein de notre commission. On s’honorera toujours de l’avoir eu comme président.

Jacques Legendre (Transcription de l’intervention de M. Legendre à partir de l’enregistrement effectué au Sénat, par M. Michel Brault, président de l’association Maurice Schumann, le 31 mai 2022).