Titre original du texte publié : « ‟Nul n’est prophète” : Malraux et son fameux ‟XXIe siècle” », in Revue André Malraux Review N° 35 (2008)
par Brian Thompson Université du Massachusetts, Boston.
« Nul n’est prophète » : Malraux et son fameux « XXIe siècle » Plus de trente ans après la mort de Malraux sa fameuse phrase selon laquelle « le XXIe siècle sera religieux [ou spirituel, ou mystique] ou ne sera pas », continue à faire couler de l’encre ou à agiter les Internautes, à conforter les uns, à provoquer ou exaspérer les autres. Ce qui est certain, c’est qu’elle reste très présente dans l’esprit des gens, et bien au-delà de l’Hexagone. Elle trouve un écho dans les milieux les plus divers: culturels, politiques, sociaux, religieux, scientifiques, et même commerciaux. Les uns croient qu’elle est en train de se réaliser — pour le meilleur ou pour le pire — , d’autres espèrent qu’elle se réalisera au fil des années, d’autres encore craignent qu’elle ne se réalise, étant donné les désastres dont la religion porte au moins en partie la responsabilité. La phrase de Malraux continue à être citée, paraphrasée, détournée ou déformée pour dire tout et son contraire. Un bref survol de quelques exemples : Le collectif Peter Pan « pour la survie des rêves » annonce, en paraphrasant Malraux et en encourageant davantage d’efforts pour la politique culturelle de la France: « le 21e siècle sera culturel ou ne sera pas » [1]. Ghaleb Bencheikh, dans une interview avec l’équipe de rédaction d’African Geopolitics / Géopolitique Africaine, perd légèrement les pédales en paraphrasant Malraux mais déclare que « le 21e siècle sera féminin ou ne le sera pas » [2]. (Ailleurs on affirme carrément que Malraux lui-même disait : « le XXIe siècle sera féminin ou ne sera pas » [3]). Les scientifiques ne sont pas les derniers à emboîter le pas. Par exemple, un communiqué de presse du 26 octobre 2005 pour un colloque sur les changements climatiques indique que, « citant » Malraux, M. Hubert Reeves a déclaré: « le 21e siècle sera vert ou ne sera pas » [4]. De même, mais plus honnêtement, François Planque note que « [l]’impact de l’homme sur la nature n’a jamais été aussi problématique. Malraux aurait dit que le 21e siècle « sera spirituel ou ne sera pas »; peut-être dirait-il aujourd’hui qu’il sera écologique ou ne sera pas […] » [5], tandis que dans la Conférence de Paris pour une gouvernance écologique mondiale, tenue les 2 et 3 février de cette année, José Manuel Durão Barroso, Président de la Commission européenne, a détourné la phrase “attribuée” à Malraux en disant que « le 21e siècle sera environnemental ou ne sera pas » [6]. D’autres scientifiques s’y mettent joyeusement, des ingénieurs chimistes par exemple, prévoyant une pléthore de poursuites en justice et paraphrasant la « fausse » (fake) citation « apocryphe » sur le XXIe siècle « mystique » comme suit: « le 21e siècle sera juridique ou il ne sera pas » [7]. Parlant à quelque 400 scientifiques, académiques et politiques lors d’un séminaire sur les « Directions de la science au 21e siècle : Perspectives indiennes et françaises » organisé par l’Académie nationale indienne de sciences et l’Ambassade de France à New Delhi le 17 février 2003, l’Ambassadeur de France en Inde, Dominique Girard, insistait sur la responsabilité des scientifiques de considérer les conséquences graves de leurs avancées technologiques qui vont en s’accélérant en ce début du XXIe siècle (rejoignant en cela certains soucis de Malraux). Ils devront mettre des questions éthiques au cœur de leur réflexion car « le 21e siècle sera éthique ou il ne sera pas » [8]. Dans une revue de scientifiques [9]comme dans une revue pour consommateurs éthiques [10], nous lisons que « le 21e siècle sera le siècle de l’éthique ou ne sera pas ». Cette formulation—« le siècle de […] »—a un certain succès et se prête à de nombreuses variantes. Ainsi, toujours partant de la phrase de Malraux, le XXIe siècle sera-t-il « le siècle de la communication » [11], « le siècle des abus du langage » [12], « le siècle des chemins de fer » [13], « le siècle de l’hybridité » [14], « le siècle du dialogue » [15], sans oublier « le siècle de la religion » [16]et « le siècle de la spiritualité » — langage qui pénètre jusque dans le profil qu’une entreprise japonaise brosse d’elle-même puisque l’un de ses trois principes de base s’inspire de Malraux sur ce plan. [17]
Vu les vagues de pauvres qui déferlent sans discontinuer sur les pays riches, l’Académicien, Bertrand Poirot-Delpech, se moquant gentiment, dans Le Monde, de la prédiction de Malraux, conclut que le XXIe siècle sera le siècle du partage ou ne sera pas [18].
Pour le journaliste politique du Figaro en Inde et en Asie du sud, François Gautier, le XXIe siècle sera « l’ère de l’Est » [19], l’Inde seule étant en mesure de sauver notre monde qui s’en va à vau-l’eau sur le plan écologique, social et politique. Des branchés en informatique et Internet proclament que « [m]ême le Seigneur se numérise » : « Malraux l’avait prédit : « le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas! » Mais, aurait-il pu ajouter — s’il avait eu accès à Internet, bien entendu — , ce siècle risque fort toutefois d’être celui de la religion… en ligne » [20].
La phrase a donc la vie dure. Pourtant, il y en a qui 1) nient carrément que Malraux l’ait jamais prononcée, ou 2) mettent, plus modestement, sa paternité en question, ou 3) se disputent simplement sur le terme exact qu’il a (ou aurait) employé.
Regardons-y de plus près. Olivier Germain-Thomas fait remarquer, avec raison que je sache, que Malraux n’a jamais écrit ni publié ni laissé publier de son vivant cette phrase précise au-dessus de sa signature [21]. Il conclut que la phrase la plus citée de Malraux est « un faux ».
Mais il est d’accord avec moi pour dire que sur un plan du moins, c’est du pur Malraux, car Malraux avait le goût et le don de la formule : « Il aura donc été puni par là où il a péché : le goût des formules ».
Dans un texte plus récent, pourtant, Germain-Thomas s’en prend à la chute de la formule : « Pour qui fréquente ses tournures, le « sera ou ne sera pas » sonne comme une copie de pacotille. Quand il ramassait sa pensée dans une fulguration de mots, il y mettait au moins de la poésie » [22].
Ce qui n’empêche que deux poètes l’avaient précédé dans cette voie, René Ghil (1862-1925) au début de ce siècle : « Dans le futur, la poésie sera une science ou ne sera pas! » [23]et André Breton qui proclamait que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas » [24].
Quoi qu’il en soit, de telles formules lapidaires et frappantes reviennent souvent sous la plume de Malraux. On en verra une autre revenir à plusieurs reprises ci-dessous.
Olivier Germain-Thomas est loin d’être le seul à affirmer que Malraux n’a jamais prononcé la fameuse phrase.
En novembre 2000, Antoine Terrasse répond à une interrogation sur les propos de Malraux sur la spiritualité du XXIe siècle : En fait, Malraux n’a jamais dit : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » mais « le grand problème du XXIe siècle sera celui des religions » et encore, dernière phrase de son ouvrage «L’homme précaire…» : « […] nous souviendrons-nous que les éléments spirituels capitaux ont récusé toute prévision […] » [25].
De même, Patrice de Plunkett, dans une grande conférence du Figaro, affirme que la fameuse phrase, ici avec le terme « spirituel », n’est pas de Malraux [26].
Un examen des manuscrits inédits de Malraux mène Marius-François Guyard, professeur émérite de Paris IV, à constater « qu’à deux reprises, du moins, il avait rédigé un net désaveu de paternité » de la phrase célèbre, la traitant, dans des corrections manuscrites, de « formule ridicule » avant de trancher : « La prophétie est ridicule ».
Quant à l’hypothèse, avancée par Max Torres dans le texte, d’une religion qui créerait un nouveau modèle de l’humanité, elle suscite chez son interlocuteur une réponse où le « oui » se mue en « sans doute » et, pour finir, en « peut-être » [27].
Dans une interview pour Le Point du 10 décembre 1975 Malraux est encore plus explicite: « On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux.
Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain.
Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ». En dépit de ce déni de l’intéressé lui-même, les citations de la phrase continuent bon train, que ce soit pour abonder dans le sens (supposé) de Malraux, pour la détourner, comme on l’a vu, à d’autres fins, ou pour dénigrer ou se moquer de Malraux ou de tout ce qui touche de près ou de loin aux domaines religieux ou spirituel, « ce fatras de calembredaines » [28].
Certains, modestes, indiquent que la phrase a été « attribuée » ou « prêtée » à Malraux.
Beaucoup d’autres la citent comme si son authenticité allait de soi.
Un dernier cas de figure, ce sont les témoins auriculaires qui affirment avoir entendu la phrase de la bouche même de Malraux.
C’est le cas, notamment, d’André Frossard, journaliste émérite du Figaro, qui en témoigne de façon détaillée dans Le Point du 5 juin 1993: “[…] la phrase de Malraux sur le XXIe siècle a bien été dite, j’en témoigne, puisqu’elle a été prononcée devant moi, au cours d’une conversation dans le bureau de la rue de Valois.
Je ne me souviens pas de la date (en mai 1968, je crois), mais je me souviens de Malraux me disant, à propos des événements: « La révolution, c’est un type au coin de la rue avec un fusil ; pas de fusil, pas de révolution ».
Puis, passant comme toujours de l’histoire à la métaphysique, il a eu la fameuse formule que l’on cite toujours de façon inexacte.
Il n’a pas dit: « Le XXIe siècle sera religieux… ou spirituel… », mais « Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas », ce qui n’est pas du tout la même chose. Quant au sens de ce bizarre « ou ne sera pas », que l’on prend non moins bizarrement à la lettre, il signifiait que ce XXIe siècle, faute de retrouver l’élan initial de toute intelligence du monde, n’aurait plus de pensée — ce qui équivalait pour Malraux à n’être plus [29].
Il est impossible, me semble-t-il, de limiter la citation, comme le fait ici André Frossard, au seul terme « mystique » ; Malraux a très bien pu lui dire « mystique » à lui — je le crois volontiers sur parole — , et « religieux » ou « spirituel » à d’autres.
Prétendre le contraire dépasse ce que André Frossard (ou qui que ce soit) est à même de savoir.
A mon avis, d’ailleurs, il y a très peu de différence entre ces trois termes dans l’esprit de Malraux.
Pour lui, le mot « religion » (de religio, « lien ») porte sur ce qui relie l’homme au cosmos, aux autres hommes, éventuellement aux dieux ou à Dieu; comme l’indique Bettine Knapp, il « ne suggère pour Malraux ni hiérarchie ni organisation institutionnelle » [30].
C’est ce qui donne un sens à la vie, à toute l’entreprise humaine, c’est une communion avec le domaine du sacré, avec ce qui, en l’homme, dépasse l’homme.
Comme Malraux le note dans sa préface à L’Enfant du rire, « le fait religieux fondamental appartient aujourd’hui pour nous au domaine métaphysique » [31].
Je ne suis pas non plus l’interprétation d’André Frossard du « ou ne sera pas »; j’y reviendrai.
Dans son dernier livre, et jusqu’en quatrième de couverture, Claude Tannery réfute comme apocryphe « la formule ressassée ad nauseam » [32].
Il dit connaître « les arguments des plus sérieux défenseurs de l’authenticité de cette phrase » mais continue à la tenir pour apocryphe, même si on remplace « religieux » par « spirituel » ou « mystique ».
Il note, comme Marius-François Guyard, que Malraux a qualifié cette prédiction de « ridicule » et qu’il s’en est distancié.
A part les « arguments » évoqués, que faire des témoins auriculaires comme André Frossard ou moi-même ?
Il faudrait supposer que chacun de nous—séparément, puisque nous ne sommes pas tous d’accord sur le terme exact— 1) ait inventé la phrase de toute pièce et menti sciemment depuis (pour quelle raison ?), ou 2) se souvienne mal de ce que Malraux nous a dit (chacun de la même façon, à un mot près ?), ou 3) ait des « visions dans les oreilles » (là encore, presque identiques ?).
Est-ce que l’une ou l’autre de ces explications est plus crédible que les témoins auriculaires eux-mêmes? A mon avis, aucune des trois ne résiste à l’analyse. Les témoignages — du moins, celui d’André Frossard et le mien — si.
Claude Tannery pense surtout que « le tout ou rien du ‟ ou ne sera pas ” n’appartient pas aux modes de pensée de Malraux ».
Mais cette alternative est-elle si différente, dans sa forme comme dans son fond, de la conclusion que Malraux tire lors d’une interview accordée le 5 mai 1969 à la Radio-Télévision yougoslave et l’hebdomadaire belgradois Nin : « Notre civilisation sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera » [33].
A Claude Tannery ensuite de citer certains textes pour « refuter » l’authenticité de la fameuse phrase, dont un texte que j’ai cité ailleurs pour montrer à quel point elle était au contraire dans la droite ligne de la pensée de Malraux depuis au moins 1955 : « Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux, sous une forme aussi différente de celles que nous connaissons que le christianisme le fut des religions antiques » [34].
On pourrait aussi citer, de la même année: « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux » [35].
En 1970 Malraux souligne de nouveau l’opposition entre notre civilisation technologiquement avancée et le vide, le manque de sens, de raison de vivre, à son centre: « […] notre crise est celle de la civilisation la plus puissante que le monde ait connue. […] En face de nous, ce n’est pas la nature de l’homme qui est en cause, c’est sa raison d’être […].
Et notre réponse, c’est : “ A quoi bon conquérir la Lune, si c’est pour s’y suicider ? ” » [36]. Malraux reprend la même formule dans Le Miroir des limbes: « Aucune civilisation n’a possédé une telle puissance, aucune n’a été à ce point étrangère à ses valeurs. Pourquoi conquérir la Lune, si c’est pour s’y suicider ? » [37]Il y reviendra encore à la fin de sa préface pour L’Enfant du rire de son vieil ami, Pierre Bockel, ancien aumônier de la Brigade Alsace-Lorraine : « Presque toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre ont connu leurs valeurs, et même l’image exemplaire de l’homme qu’elles avaient élue.
La civilisation des machines est la première à chercher les siennes. La fission de l’atome n’était pas encore découverte au temps où je constatais que la plus puissante civilisation de la terre n’avait inventé ni un temple, ni un tombeau.
Des livres comme celui-ci nous enseignent ce que les chrétiens attendent d’une résurrection de la foi, assurée par un retour aux sources, et dont la formule serait sans doute, en effet, que la véritable religion est la communion en Dieu.
Il est possible qu’un croyant voie d’abord dans la transcendance le plus puissant moyen de sa communion.
Il est certain que pour un agnostique, la question majeure de notre temps devient : peut-il exister une communion sans transcendance, et sinon, sur quoi l’homme peut-il fonder ses valeurs suprêmes? Sur quelle transcendance non révélée peut-il fonder sa communion ? J’entends de nouveau le murmure que j’entendais naguère : à quoi bon aller sur la lune, si c’est pour s’y suicider ? » [38]Il est intéressant de noter ce que le père Bockel dit dans ce livre sur Malraux et sa vision du monde à venir : « Ce prophète du siècle n’aperçoit de salut pour l’humanité qu’au travers d’une civilisation de type religieux, dont la nature lui paraît encore imprévisible, mais qu’il souhaite et prévoit comme la condition du véritable progrès humain » (129).
Le père Bockel se demande si la révolution spirituelle qui accompagnait et prolongeait mai 68 n’était pas l’un des « [p]remiers signes pour justifier la vision de Malraux, et de tant d’autres, sur l’avenir de la civilisation ?
Celle-ci, pensent-ils, sera religieuse ou se perdra.
Car, après l’échec de l’espoir fondé sur la science, voire sur la seule politique, quelle autre référence resterait-il à l’homme pour signifier la vie, lui offrir un sens et donner une direction à l’histoire ? » (200 ; c’est moi qui souligne).
Si cette affirmation, avec sa forme de stricte alternative, n’est pas au-dessus de la signature de Malraux, elle est en-dessous, dans un texte paraphé, pour ainsi dire, par la préface de Malraux.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Malraux pour la première fois en 1972 à Verrières-le-Buisson pour une interview préparée par des questions et des réponses écrites. Il m’a dit que nous étions la première civilisation dans l’histoire du monde à ne pas avoir de centre, de transcendance, qui l’informe en tant que civilisation.
Très sensible à l’avancée de la technologie moderne et à ses dangers dans notre ère nucléaire, il s’inquiétait pour l’avenir d’une telle civilisation sans centre, sans transcendance, et c’est là où il m’a dit : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».
Il a expliqué qu’il ne savait pas quelle forme cela prendrait : ou bien le renouveau d’une religion existante, ou bien une nouvelle religion, ou bien quelque chose de tout à fait imprévisible, comme il l’a souligné dans L’Homme précaire et ailleurs.
Mais de toute façon, pour lui, ou bien notre civilisation retrouverait, en tant que civilisation, un centre, une transcendance, quelque chose qui donne un sens à la vie, ou bien nous nous ferions tous sauter en l’air puisque nous en avons maintenant les moyens techniques (« la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité ») d’un suicide collectif, non sur la Lune mais ici même, sur la Terre. Le « ou ne sera pas » est à prendre à la lettre, nonobstant André Frossard.
Quelques mois plus tard, le 12 novembre 1972, Claude Mauriac note dans son journal les propos de Malraux l’avant-veille, parlant d’une renaissance religieuse possible et opposant religion et science de façon binaire: « Hier soir, Maurice Clavel a parlé.
Et s’il a sorti sa formule préparée (littérateur, libérateur), il a aussi […] répété ce qu’il nous disait l’autre matin, que nous avions lu dans ses livres, et que Malraux, presque avec les mêmes mots, avait déclaré la veille (rencontre étonnante, troublante) : qu’une renaissance religieuse se préparait, peut-être, disait Malraux (« C’est la religion ou la science […] ») Sûrement, disait ou laissait entendre Clavel […] ». [39]Dans son dernier livre, comme le rappelle Antoine Terrasse, Malraux « évoque l’hypothèse d’un événement spirituel, qu’il appelle de tous ses vœux.
Il est avide de quelque foi nouvelle. Car la connaissance scientifique, qui caractérise notre civilisation, « ne possède aucune valeur ordonnatrice ».
Il existe une formule de l’énergie, mais non du sens de l’homme […] » [40]Claude Tannery cite une interview de Malraux avec son traducteur et ami japonais, Tadao Takémoto, interview que Germain-Thomas a pu placer précisément le 22 mars 1974 : « Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible — probable ou pas n’a pas d’intérêt, ce sont des prédictions de sorcier — je crois que cette spiritualité sera du domaine de ce que nous pressentons sans le connaître, comme le XVIIIe siècle a pressenti l’électricité avec le paratonnerre » [41].
Ce « prédiction de sorcier » reflète sans doute l’extrême réticence de Malraux à prédire quoi que ce soit de façon directe et explicite, au risque de se faire traiter de « prophète » par des esprits simplistes — ce qui explique peut-être son déni d’avoir prononcé la phrase qui, comme nous l’avons vu, a été si souvent mal comprise, détournée et déformée à volonté par tout un chacun.
En octobre 1975 Malraux répond, à la main et à l’encre rouge, à l’interrogation de son ancien collaborateur, André Holleaux, à propos du XXIe siècle, indiquant deux possibilités, l’une et l’autre imprévisibles dans le détail, dans des termes très semblables à ce qu’il m’avait dit trois ans auparavant : « Le siècle prochain pourrait connaître un grand mouvement spirituel » : nouvelle religion, métamorphose du christianisme — aussi imprévisible pour n[ou]s que le fut celui-ci pour les philosophes de Rome, qui prévoyaient la fin, croyaient (supposaient) que le successeur serait le stoïcisme, ne pensaient pas aux chrétiens [42].
Le 12 mai 1976, donc quelques mois avant sa mort, Malraux s’adresse à la Commission des libertés de l’Assemblée nationale. Il note que « [t]outes les grandes civilisations, ordonnées par des valeurs suprêmes, généralement religieuses, ne fonctionnaient que parce qu’elles avaient conçu un type exemplaire de l’homme », mais non la nôtre où, depuis le 19e siècle, « la valeur suprême, reconnue ou non, c’est la 7 science ».
Puis, rappelant l’exergue que Marcellin Berthelot avait mis à l’Encyclopédie (« La Science est capable de tuer un bœuf, elle ne l’est pas de créer un œuf »), Malraux reprend, pour le fond sinon pour la forme, la chute de la fameuse phrase : « La plus puissante civilisation que l’homme ait connue, la nôtre, peut détruire la terre ; elle ne peut pas former un adolescent » [43](c’est moi qui souligne).
C’est, en clair, « la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité », menace à laquelle Malraux espérait que le XXIe siècle trouverait une réponse adéquate.
Il est clair que Malraux, depuis au moins 1955 et sans doute auparavant (au temps où la « fission de l’atome n’était pas encore découverte ») se souciait de ce qui se préparait à l’approche du XXIe siècle pour notre civilisation sans centre ni transcendance. Etant donné les avancées de la science et les dangers qu’elles comportent si elles sont vides de sens, il a distillé sa pensée en une formule frappante qui, toute seule et sans mode d’emploi, s’est prêtée à tous les détournements et déformations imaginables.
Remise dans le contexte de tout ce que Malraux a dit et écrit dans la dernière partie de sa vie, elle prend tout son sens, non comme la prédiction d’un quelconque Nostradamus de foire, mais comme un sérieux appel de la part d’un « être spirituel ouvert aux plus hautes valeurs de l’homme », comme le décrit son ami, Pierre Bockel [44]. Olivier Germain-Thomas, qui fréquentait Malraux dans les dernières années de sa vie, note que Malraux pressentait « la nécessité de retrouver des valeurs et une transcendance., faute de quoi notre civilisation volerait en éclats ».
Lors d’une de leurs dernières rencontres, Malraux lui a dit : « Préparez-vous à l’imprévisible ». Bonne consigne pour nous tous, dans ces premières années du XXIe siècle.
Notes :
Les sites web pouvant être modifiés voire disparaître, les dates entre parenthèses indiquent les dates où ils ont été consultés.
http://www.africangeopolitics.org/show.aspx?ArticleId=3117 (12.5.2007) : « On the whole, and paraphrasing Malraux, I would say that 21st century will or will not be feminine. Honestly, and without flattering women. We have paid a high price for a establishing a strictly male civilization ».
http://www.leboost.com/forum.php?id_sujet=7172&page=2 (16.3.07)
http://www.changementsclimatiques.qc.ca/secretariat/index.html?page=salledepresse&spage=communique s&item=1026e (13.8.2007)
http://www.cefic.org/files/Publications/Thechemicalindustryeng.doc (16.6.2007)
http://www.thescientist.com/news/display/24364/ (12.5.2007)
http://www.ethicalconsumer.org/philosophy/riserise.htm (12.5.2007) : « The 21st century will be the century of ethics, or it will not be at all ».
http://www.voir.ca/cinema/fichefilm.aspx?pg=2&iIDFilm=9682 (31.3.07)
http://bap.propagande.org/modules.php?name=Forums&file=viewtopic&p=9136 (16.3.07)
http://www.unesco.org/courier/2000_04/uk/edito.htm (12.5.2007)
http://www.unesco.org/dialogue/ohrid/madl.htm (13.5.2007)
http://www.cbronline.com/companyprofile.asp?guid=A6BEF482-174D-4011- 872FBCC48029788A&CType=View
« Famous French writer André Malraux had said that unless the 21st century is spiritual, then it will not be » . What he meant was that the world has now come to such a stage of unhappiness, of material dryness, of conflicts within itself, that it seems doomed and there appears no way that it can redeem Itself : it is just going towards self-destruction, – ecologically, socially, spiritually. So unless the 21st century allows a new spiritual order to take over – not a religious order, because religion has been a failure, all over the world – then the world is going towards pralaya. And India holds the key to the world’s future, for India is the only nation which still preserves in the darkness of Her Himalayan caves, on the luminous ghats of Benares, in the hearts of her countless yogis, or even in the minds of her ordinary folk, the key to the planetary evolution, its future and its hope. The 21st century then, will be the era of the East; this is where the sun is going to rise again, after centuries of decadence and submission to Western colonialism; this is where the focus of the world is going to shift ».
http://radiocanada.ca/par4/vb/vb20000413.html
http://averreman.free.fr/aplv/num57-notes.htm (31.3.07)