En hommage à Luis Lera, un article évoquant Carl Einstein et Walter Benjamin

Suite à l’annonce du décès (mars 2020) de Luis Léra, un des piliers de l’«Association Carl Einstein, François Mazou Combattants de la liberté » les AIAM souhaitent rendre hommage à sa mémoire en reprenant cet article qu’il avait fait paraître.

1996 : soixantième anniversaire d’Espagne 1936. C’est encore François qui, au cours d’un débat à Pau au cinéma le Méliès, après la projection du film de Ken Loach Land and Freedom nous fit découvrir un personnage singulier, une autre grande figure, combattant de la liberté en Espagne : « Qui ici dans cette salle a déjà entendu le nom de Carl Einstein qui repose depuis 56 ans dans le cimetière de Boeil Bezing ? (en Béarn près de PAU)


François Mazou révèle la personnalité de Carl Einstein
A vrai dire, personne ne connaissait ce personnage qui se révélait si soudainement à tous. Sud Ouest a publié il y a quelque années, sous la plume de Alain Bernard, un article assez documenté traçant un portrait, puis son parcours jusqu’au suicide à Betharam. Puis ce fut le tour de René Laulheuret dans la République des Pyrénées. Et que cela soit dit en passant pour le remercier des nombreux et bons articles sur François Mazou. Ariane Brunneton ne fut pas en reste : elle publia dans la merveilleuse collection « Mémoires collectives » qu’elle dirigeait (Ariane a en effet passé la main pour se consacrer à un travail de recherche sur l’exil des Béarnais en Amérique du sud et en Argentine en particulier). Le témoignage de François Mazou sur Carl Einstein fut accueilli dans le recueil intitulé le Béarn à l’heure de la guerre d’Espagne n° 10 1995.

« Art absolu et politique absolue »
Carl Einstein, historien de l’art, essayiste et écrivain qui, à 51 ans, rejoignit la colonne Durruti. Le nom de Carl Einstein échappe encore à la connaissance de nos contemporains. Né à Neuwied en Allemagne, en 1885, dans une famille juive très religieuse, Carl Einstein se rebella très tôt contre son environnement familial et son milieu. Il se déclara par la suite « Juif dissident ».

« Si sa judéité devint son destin le 5 juillet 1940 quand il se jeta dans le Gave de Pau pour échapper à la Gestapo, elle n’avait cependant pas déterminé son parcours intellectuel et politique ni surtout orienté ses choix esthétiques dans son œuvre d’écrivain et de théoricien de l’art. » (Liliane Meffre (1) sa biographe). Intellectuel, théoricien passionné d’art moderne, il fait de l’analyse critique de celui-ci un outil pour remettre en question les déterminismes sociaux. Il y voit là toute l’expression des libertés capables de bousculer les dogmes et autres archaïsmes dans lesquels nous plongent les sociétés autocratiques.

Officier lors de la première guerre mondiale, il participera à des Conseils de soldats contre la guerre à Bruxelles, au sein du mouvement spartakiste berlinois. Il s’exilera en France à partir de 1928.

Einstein part en Espagne fin juillet 1936. Il a alors 51 ans quand il décide de rallier les forces de liberté et s’engage pour défendre la République espagnole victime d’une tentative de coup d’état fasciste. Quand Carl quitte Paris (sans mot dire), il rompt avec les éternelles réunions et les pétitions qui tournent en rond. Une question ne cesse de l’obséder : à la passivité du stylo il veut opposer le courage des armes. Guidé par son seul instinct d’homme libre et par ce que l’Histoire impose, alors il part en Espagne et s’installe à l’hôtel Colon à Barcelone. Sa femme Lydia le rejoint plus tard. Il s’engage rapidement dans le Groupe International de la colonne Durruti comme technicien militaire mais ses articles sont publiés dans le journal Die Soziale Revoluzion. C’est lui qui écrit le discours prononcé à la radio CNT/FAI de Barcelone à la mort de Durruti. Einstein découvre l’anarchisme et aurait dit à Rudiger : « Vous n’êtes pas un Parti ni une organisation, vous êtes un peuple. Cette guerre forme un nouveau type d’Espagnol sans oligarchie de parti, non élitiste : un vrai mouvement populaire. »

L’Espagne est alors une terre où se joue l’avenir démocratique d’une Europe confrontée aux velléités d’une Allemagne nazie qui menace jusqu’à l’avenir de l’humanité. Au printemps 1937, il se trouve à Pina de Ebro avec 2000 hommes. Einstein connait assez bien le front et a des connaissances en stratégie militaire.

« Les intellectuels ont toujours parlé de l’aventure ; maintenant ils l’évitent à tout prix. La guerre du peuple espagnol était la dernière chance d’arrêter le fascisme mondial » (Carl Einstein)
Sur le front depuis neuf mois, Carl Einstein quitte pour un temps le service armé, à la fin avril 1937, pour se faire soigner à Barcelone (domicilié alors au 182 de la rue Verdi). Dans sa correspondance avec son ami de toujours Kahnweiler, le « marchand-ami » des cubistes, Picasso, Braque, Gris… Il évoque avec tristesse la disparition de ce dernier (neuf ans auparavant ). Sur les fronts d’Aragon et de l’Ebre, au plus prés des combats, il manifeste de l’admiration pour le peuple travailleur espagnol et sa détermination à exercer la démocratie dans des moments aussi difficiles, et il prend le temps de l’évoquer dans une lettre à Picasso.

Avec la Rétirada s’écroulent toutes les probabilités de victoire. Il est alors l’otage du désespoir, celui qui a écrit en 1921 l’article « Art absolu et Politique absolue », celui qui intéressa Maïakovski au point que ce dernier fit une conférence flatteuse sur Carl Einstein en Russie, celui qui va donner à l’art africain un statut d’art à part entière en 1915 dans l’ouvrage Negerplastik.

« Regarder, c’est agir et voir signifie activer le réel encore invisible. »
Il arrivait à concilier avec une lucidité déroutante les analyses politiques les plus complexes avec une réflexion qui révolutionne la pensée sur l’art. La revue Documents qu’il crée avec G. Bataille, M. Leiris, G.H. Rivière en 1929 témoigne de la prolifération de ses idées et réflexions les plus déconcertantes tant elles portent à reconsidérer la fonction même de l’art pour l’élever comme cause : La question de la non dissociation de l’éthique et de l’esthétique. Lui qui, à la fin de la 1ère guerre mondiale, quand se forment à Bruxelles les conseils de soldats et d’ouvriers contre la guerre, il s’engage dans l’action de façon totale et absolue (comme le rappelle Liliane Meffre, sa biographe, dans Pyrénées 1940 Ultime Frontière chez l’Harmattan).

Carl Einstein à son retour d’Espagne après 31 mois de guerre aux cotés des Anarcho-syndicalistes n’a dans sa besace de soldat rien qui puisse intéresser ses nombreux amis qu’il a quittés en juillet 1936, pour disserter sur les contradictions de sa pensée. Son stylo pèse lourd dans sa main : le poids de ce qu’il a vécu en Espagne avec ses compagnons. A-t-il vécu trop de choses ? Fallait-il attendre pour être entendu ? La guerre aurait elle tari la source même de sa création ? La dissociation entre la théorie du cubisme qui trouve seulement sa forme en se libérant de la réalité imposée, et la théorie qui ne trouve sa forme que si elle est confrontée à la réalité d’une pratique. La vision dissociée de la théorie est-elle l’objet du subjectif ou est elle son équivalent ?. L’art intervient-il dans la création avant que le subjectif en prenne possession ?

Dans la monographie qu’il fait de Braque en 1934, il emprunte au français le mot Hallucination une créativité à la fois subjective et objective, insistant sur le côté subjectif universel qu’il reconnait à la vision intérieure qui est le fait du seul artiste et un moyen de faire ressurgir ce qu’il appelle les couches archaïques de l’inconscient humain. Que ressent, cet homme qui passe la frontière avec le sentiment d’impuissance de la raison face à la barbarie ? Avait-il trop préjugé des capacités des hommes pour décrypter les sciences intérieures de l’inconscient ? N’avait-il pas assez creusé les relations entre phénomène optique et psychique ? Lui, le Révolteur, avait-il donc vécu plus d’un demi siècle pour échouer dans cette entreprise qui met sur la balance de la justice des hommes d’un coté, le peuple avec sa générosité et son seul courage et de l’autre la dictature avec les alliés de la collaboration qui fabrique du subjectif avec les pièges de la raison. Car il sait ce qui va advenir des libertés, livrées à l’enfer nazi. Il se suicide le 5 juillet 1940 au pied des Pyrénées.

Lu dans la Petite Gironde que Karl Einstein s’est suicidé… dans le gave d’Oloron… On ne dit pas tout mais ça doit être tout prés d’ici. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était au café des deux Magots à Paris en 1939 ; il était officier pendant la guerre d’Espagne. La défaite l’avait déjà anéanti. Je me souviens du retentissement qu’avait eu en Allemagne son premier livre sur l’art nègre ». (le 15juillet 1940, Arthur Koestler dans son livre La Lie de la Terre)

François Mazou s’attacha à ce personnage Carl Einstein venu s’échouer sur « sa » terre Béarnaise. Il l’adopta en quelque sorte comme on se doit de faire d’un frère de combat. Lui le garçon du pays, il fonda en 1996 à Boeil-Bezing, pratiquement sur la tombe même de se frère allemand, l’Association Carl Einstein combattant de la liberté. (2) Comme Carl, il sait ce que la guerre veut dire pour un volontaire. François et son frère Jean, volontaires en Espagne puis volontaires dans la résistance, savent que c’est une tâche difficile que de partager ce vécu avec ceux pour qui cet engagement reste une grande inconnue.

Un peu de l’histoire du Béarn vécue par le journaliste/écrivain A. Koesler
Le mois de juillet 1940 est un mois qui précipite l’état français vers des dispositions de vassalité. Arthur Koestler commente dans son journal que Pétain abolit la Constitution et il en promulgue une plus adaptée à la situation « Liberté Egalité Fraternité » est désormais obsolète et remplacé par « Travail Famille Patrie ». Le 20 Juillet, quelques femmes ont réussi à s’échapper de Gurs. On peut penser à Lisa Fittko, à Hannah Arendt…

Arthur Koestler, libéré du camp du Vernet dans l’Ariège, en janvier 1940 sur intervention anglaise, est à nouveau pris dans une rafle à Paris en mai 1940. Il réussit à se faire libérer grâce à son statut de journaliste. Il s’enfuit de Paris. Arthur Koestler, pour échapper aux nazis, s’est engagé dans la légion sous une fausse identité Suisse pour justifier son fort accent. Il cherche surtout à rejoindre Londres. Il échoue le 23 juin 1940 à Bordeaux : le dernier bateau est parti depuis 48 heures. En juillet 40, légionnaire, il est cantonné à Navarrenx. Le 2 août le cantonnement est à Géronce, près du camp de Gurs, dans les basses Pyrénées. Le 15 Aout il arrive à Marseille, puis un port d’Afrique, et un autre port, et de là Lisbonne et enfin Londres.

A la fin de l’été 40 dans le sud de la France, il y a une effervescence de candidats à l’évasion, à la recherche d’une solution pour quitter au plus vite le pays. Des hommes à la réputation mondiale attendaient plusieurs jours, ils devaient faire la queue et encore attendre une semaine ou plus pour un imprimé, un cachet. Les suicides se multiplient, les arrestations vont bon train. C’est ainsi que les antinazis exilés politiques allemands qui avaient cherché en France une protection contre leur persécuteur furent parqués derrière les barbelés. Ce qu’ils croyaient être leur seconde patrie désormais se retournait contre eux. Oui ! Terriblement inquiets, ils regardaient la France tomber dans les mains d’Hitler.

Arthur Koestler évoque l’écrivain Walter Benjamin :
Mon voisin du 10 de la rue Dombasle à Paris, le quatrième dans nos parties de poker du samedi et une des personnes les plus originales et les plus spirituelles que j’ai connues. Je l’avais rencontré pour la dernière fois à Marseille, la veille de mon départ et il m’avait dit : « en cas de coup dur, avez-vous quelque chose pour vous en sortir ? » Car durant cette période, nous avions tous sur nous un petit cachet comme les conspirateurs d’un roman d’épouvante à dix sous ; mais la réalité était plus horrible encore. Je n’avais rien et il partagea avec moi ce qu’il avait, soixante-deux tablettes d’un somnifère qu’il s’était procuré Berlin, lors de l’incendie du Reichstag. Il le fit à contre cœur car il ne savait pas si trente et une tablettes seraient suffisantes pour l’usage qu’il en attendait. Elles furent suffisantes. Une semaine après mon départ, il, prit la route des Pyrénées vers l’Espagne, il avait cinquante-cinq ans*et une maladie de cœur. A Port Bou, la Guarda Civil l’arrêta. On lui dit que le lendemain on le renverrait en France. Quand on vint le chercher pour le conduire dans le train, il était mort… » (La Lie de la Terre écrit de janvier à mars 1941. Arthur Koestler fait une erreur : W. Benjamin n’a pas 55 ans mais – né en 1892 – en 1940 il a 48 ans à sa mort. Cela n’empêche pas que ses amis l’appellent le vieux).

La montée du fascisme et L’exil des antinazis dès 1933
Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la vie politique économique et sociale fut soumise au contrôle des dirigeants fascistes ; arrestations d’opposants politiques, interdiction des réunions publiques, des manifestations, des journaux de gauche ; et suppression des droits fondamentaux, comme la liberté d’expression. Le 1er mai 1933, une ordonnance fut promulguée, assimilant l’appel à la grève à un crime de haute trahison. Un mois plus tard, le gouvernement adoptait une loi permettant d’exclure de la fonction publique tous les fonctionnaires d’origine non-aryenne ou engagés dans une opposition politique. Le 10 mai, en vertu du mot d’ordre « A bas l’esprit antiallemand » les livres des écrivains comme Thomas Mann, Heinrich Heine, Karl Marx, Sigmund Freud, Franz Kafka… furent brulés lors d’un fameux autodafé à Berlin sur la place publique.

Lisa Fittko héroïne Juive allemande.
Quelle est cette femme juive Allemande qui fuit Berlin en 1933, militante anti fasciste, arrivée au camp de Gurs fin mai 1940 ? (3)

Les barbelés
« Une fois franchie la clôture, d’autres geôlières en uniforme nous attendent. Le camp de Gurs a été crée en 1939, lorsque des centaines de milliers de républicains espagnols fuyant le fascisme se réfugient en France, on fit une clôture de barbelés sur ce grand terrain nu prés d’Oloron, et on y enferme des milliers d’homme. Parmi les troupes Républicaines il y avait des hommes des Brigades Internationales et parmi eux des émigrés allemands. J’ai pris l’habitude de faire, tous les matins un grand tour à travers l’ilot. Il a plu mes souliers ne cessent de s’engluer dans la boue. C’est mon unique paire de chaussures, je les portais le jour de notre internement au Vel d’Hiv’. » Le chemin des Pyrénées, Lisa Fittko Maren sell,1987.

Le 15 mai 1940, deux ans avant la célèbre Rafle du Vel d’Hiv’, 5000 femmes allemandes de toutes confessions ont été piégées au Vélodrome d’Hiver et transférées dans le plus grand camp de concentration français à Gurs, au pied des Pyrénées. (4ème de couverture du livre de Lilo Petersen Les Oubliées, Editions Jacob-Duvernet. Nov 2007) L’auteur est aujourd’hui âgée de 85 ans.

Le réseau Varian Fry à Marseille
Marseille 1940 est devenue le carrefour des exilés antifascistes, Juifs et non Juifs. Varian Fry, un jeune Américain de 33 ans, diplômé des grandes écoles Américaines, est mandaté par une organisation créée en juin 1940 à New York par des intellectuels libéraux et des allemands antifascistes dans le but de porter secours à des personnalités, penseurs, écrivains, artistes, dirigeants politiques de la gauche sociale libérale. Varian Fry y est missionné pour une action d’un mois. Il est alors à la tête du CAS « Centre Américain de Secours ». Il bénéficiera d’une certaine tolérance par les autorités de Vichy jusqu’à son expulsion, 12 mois après, par l’administration de Vichy. Le 20 juillet 1940, Lisa, avec un groupe de femmes, s’évade du camp de Gurs, bien décidée à s’exiler aux Etats-Unis, C’est à Marseille, dans les locaux du réseau de Varian Fry et du Centre Américain de Secours, qu’elle accepte la proposition d’effectuer des passages clandestins avec des groupes, de Banyuls à la frontière espagnole, alors qu’elle était venue pour demander un visa comme candidate au départ avec Hans Fittk, son mari.

C’est qu’elle n’est pas une montagnarde, mais elle dit oui à ce que lui dicte sa conscience et ce n’est pas trop de rajouter (militante) « Fuir, on y pensera plus tard ». Désormais elle occupera son temps à effectuer des passages entre Banyuls et la frontière Espagnole et à se dire tout haut, « Comment on va se sortir de cette situation ». Elle prolongera son action (commune avec Hans son mari) pendant 7 mois. Elle passera à travers les mailles des filets de la Gestapo ou de son pendant, la Milice d’un régime dont le zèle et le mimétisme avec l’occupant nazi sont un cas d’école de servilité. La Milice qui, au dire de résistants, est encore plus radicale que la Gestapo dans l’exercice de la cruauté.

Lisa Fittko met en place sa filière d’évasion, aidée par le Maire de Banyuls, M. Azema. Il qui lui griffonne un croquis du parcours quelle devra emprunter pour éviter les rondes des douanes de la Milice ou de la Gestapo, loin des regards, par des sentier escarpés. Il lui conseille surtout de partir à l’aube avant le lever du jour en suivant les ouvriers viticoles qui empruntent au départ le même chemin. Quand à lui, il rejoint la résistance. Sans ce coup de main dont on mesure mal aujourd’hui la dangerosité d’un tel engagement, combien d’artistes célèbres, de politiques Allemands juifs et non juifs de la République de Weimar n’auraient jamais trouvé le chemin de l’exil. Quand on sait qu’un simple contrôle d’identité suivi d’un simple coup de tampon pouvait devenir un arrêt de mort. Combien de passages ? 200 ? Et de vies sauvées ? et si peu de lignes écrites. Combien de peintres, écrivains, politiques sauvés célèbres ou célébrés ? Lisa Fittko est restée dans l’ombre. Elle, méconnue, rarement citée… Pourquoi la Mémoire allemande a-t-elle oublié ces Allemands antinazis ? Il est difficile de résumer les attitudes de vies de ceux « ces justes parmi les justes » qui en se levant le matin savaient déjà qu’ils risqueraient le jour même peut être leur vie, pour lutter contre cette barbarie en marche. Un journal Espagnol (el Mundo du 24 mars 2005) quelques jours après la mort à Chicago de Lisa à l’âge de 95 ans, titrera Lisa Fittko sauva Walter Benjamin des Nazis.


La mémoire allemande
Georges Reuthner serait-il le citoyen Français/Allemand par qui l’honneur serait sauf ? Georges vit avec sa famille sur la côte landaise depuis 25 ans. Restaurateur, il avait opté pour la sculpture quand je l’ai rencontré il y a quelques années à Oloron, lors d’une exposition collective où nous présentions notre travail avec d’autres peintres, sculpteurs et photographes, sur le thème « Segment de Gurs ». J’appris par la suite qu’il était en relation téléphonique avec Lisa Fittko qui vivait à Chicago aux USA. C’est alors qu’il entreprit d’engager une opération de sensibilisation pour la réalisation d’un mémorial sur le lieu même du départ « le chemin Lisa Fittko » – ce que d’autres appellent « le chemin Walter Benjamin » – au Puig del Mas, aux abords de Banyuls. Georges n’obtint aucune aide du gouvernement allemand ni même des personnes que Lisa avait sauvées. La mémoire allemande avait besoin d’oublier cette période où le souvenir et le repentir en désespoir de cause semblaient tourner en boucle. Mais l’obstination de Georges n’était qu’à son début. Aussi, après qu’il eut obtenu de la Municipalité de Banyuls un lieu aménagé et entretenu, il finança avec ses propres deniers le Mémorial Lisa Fittko qu’il réalisa lui-même. Il a suffi d’un seul Allemand, Georges, que je dirai fou a souhait, pour aller au bout d’une belle obstination.

Lisa, en réponse à une interview de Richard Heinemann (professeur à l’Université de Chicago) : « si aujourd’hui à cause de mon livre… j’apparais comme une héroïne, ce que d’ailleurs je ne peux pas supporter, je ne pensais réellement pas à l’époque courir plus un danger qu’en me promenant à Marseille… parce que « l’accent boche » était facile à repérer. Il y avait déjà longtemps que nous vivions constamment en danger… passerait-t-on oui ou non… on se trouvait dans une incertitude incroyable… tout reposait sur des hypothèses, ou bien les choses dépendaient du hasard. »

Qui est Lisa Fittko ?
La relative tranquillité de Lisa quand elle côtoie le danger est un comportement, qui tient compte à la fois d’une réflexion sur des probabilités, et une expérience, le tout porté par une alchimie associée au mystère de l’adrénaline. Mais si tous ces éléments ne sont pas en parfaite adéquation, ça ne fonctionne pas. Aussi ce qui fait le lien c’est la somme d’humanité octroyée à cet exercice. Je n’ai imaginé que ça pour lui reconnaitre avec Hans une conscience qui, par sa singularité, force l’admiration. Je la vois bien en héroïne faire la une de l’actualité dans une bande dessinée, elle dépareillerait de la bande au milieu de tous ces héros au masculin. Je l’imagine aussi dans des romans fictions écrits par des écrivains qu’un jour elle a sauvés, et je me contenterai même des écrivains qui auraient besoin d’elle pour soigner leur notoriété.

Cependant une idée continue à m’obséder. Je me demande si quand Lisa a ouvert aux futurs exilés le chemin de la liberté, si juste après le passage de la frontière avant de plonger sur Port Bou, se sont-ils retournés pour, d’un petit signe de la main, lui souhaiter bonne chance, à elle qui restait là ? Lui ont-ils signifié dans un dernier regard débordant de complicité ce que les mots n’ont jamais appris à exprimer ? L’ont-ils écrit dans leur journal, d’artiste, ou gravé dans la pierre de la mémoire ?

Pour Lisa, son sang froid, comme elle l’explique avec beaucoup de modestie, tient à l’expérience militante. Dans sa lutte contre le nazisme en Allemagne, à Prague avec Hans, en France dans son exil avant le camp de Gurs, sa fuite du Camp de concentration.

Et dire que les autorités françaises (de la République) qui dans un premier temps reconnaissaient comme exilés ces antifascistes, jugèrent dès la déclaration de guerre en septembre 1939 qu’ils n’étaient en définitive que des ressortissants d’un pays ennemi donc dangereux pour la France. Ils furent internés comme des milliers d’autres étrangers considérés comme indésirables. Des communistes Français, puis les Tsiganes, connurent le même sort. Née dans une famille d’artistes de gauche, déjà adolescente, Lisa milite dans une association de lycéens socialistes. Quand Hitler prend le pouvoir, Lisa avec ses copains se lance dans une campagne d’information pour dénoncer l’emprisonnement des militants politiques et les tortures dans les prisons allemandes. A Berlin sa vie est en danger. La Gestapo la recherche quand elle se décide de partir pour Prague ou elle rencontre son futur compagnon, le journaliste Hans Fittko. Ensemble ils écrivent des articles pour alerter le monde, ainsi que des appels en direction du peuple allemand pour le motiver afin qu’il se soulève contre l’ennemi nazi.

Le suicide de Walter Benjamin
Le premier passage de Lisa Fittko avec Walter Benjamin a échoué. On peut parler de hasard malencontreux, c’est l’Espagne qui décida de son sort. Le passage, malgré les difficultés physiques et cardiaques du philosophe s’est fait sans arrestation, c’est ce qui était la plus grande crainte. Il se révéla que les Espagnols avaient fermé la frontière ce jour-là. Une semaine après, ou inversement, le problème ne se serait peut-être pas posé. Aussi je pense très fort que si Lisa Fittko n’avait pas « côtoyé » le Philosophe ainsi que la problématique de son suicide, jamais au grand jamais le nom de Lisa Fittko ne serait arrivé jusqu’à nous.

Ce ne fut qu’en 1999 que l’ouvrage de Varian Fry, écrit en 1942 sous le titre La Liste Noire, sortit en France. La mission de Varian Fry n’est sortie du petit cercle des initiés, acteurs et historiens, que récemment, après avoir été longtemps occultée des deux cotés de l’Atlantique. Elle est célèbre parce qu’elle put sauver une partie de l’élite européenne scientifique, artistique et politique et permettre à l’Amérique de recueillir en quelque sorte la substance du patrimoine intellectuel européen. Hannah Arendt, André Breton, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Wilfredo Lam, Jacqueline Lamba, Wanda Landowska,. Jacques Lipchitz. Alma Mahler, Jean Malaquais, Heinrich Mann, Roberto Matta, André Masson, Max Ophuls, Benjamin Péret, Anna Seghers, Victor Serge, Jacques Schiffrin, Franz Werfel… Nous savons que les Etats-Unis sont restés longtemps peu propices à l’interventionnisme et ne voulaient en aucun cas se mettre à dos l’Allemagne nazie. Sans oublier 1936 et les jeux de Berlin sponsorisés par Coca Cola. L’hypocrisie des états n’est plus à démontrer dans la course aux hégémonies économiques comme culturelles.

Paradoxalement, il n’apparait jamais de lien affirmé dans les deux démarches respectives entre Lisa et Varian. Il y a comme une hiérarchie, une séparation entre le « travail physique » (les passages) effectués par Lisa et Hans et le « travail intellectuel » ( le concept) réalisé par Varian Fry. Pourtant les deux démarches sont résolument complémentaires et l’on ne se risquerait pas à les dissocier sans les priver de cette synergie qui leur a donné force/raison d’exister… Pourtant, qui a sauvé qui ? Qu’en pensent les premiers intéressés ? Leur silence est-il révélateur ? On peut lire ci et là que Varian Fry a sauvé jusqu’à 2000 personnes. Mais qu’en est-il pour Lisa Fittko ? La Lisa Fittko militante, elle est bien au dessus de tout ça. Je me risque alors à un autre questionnement après la lecture du livre de Lilo Petersen qui nous livre de cette période un épisode des Oubliées. Le 15 mai 1940, deux ans avant la célèbre Rafle du Vel d’Hiv’, 5000 femmes allemandes de toutes confessions ont été piégées au Vélodrome d’Hiver et transférées dans le plus grand camp de concentration français, à Gurs, au pied des Pyrénées. L’une des 5000 femmes est Lilo Patersen, aujourd’hui âgée de 85 ans, une autre Hannah Arendt, puis encore Lisa Fittko, qui avait 30 ans. Quelle nécessité pour Lilo Patersen de parler aujourd’hui des « oubliées » ? La réponse est contenue dans la question.

Luis Lera

(1) Liliane Meffre est germaniste et historienne de l’art, professeur à l’université de Bourgogne. Elle travaille depuis des années sur l’œuvre de Carl Einstein qu’elle a éditée en Allemagne, en France, en Espagne. Par de nombreux articles en France et à l’étranger, par l’organisation d’expositions, de colloques internationaux en particulier celui tenu au Centre Georges Pompidou en 1996, elle a contribué à la redécouverte et au rayonnement de la pensée de Carl Einstein.

(2) « L’association Carl Einstein Combattant de la liberté » créée en 1996 devient à la mort de son fondateur en 1999 « Association Carl Einstein, François Mazou Combattants de la liberté ». Pierre Despre en est le Président.

(3) Lisa Fittko a vécu à Chicago. Elle est décédé le 12 mars 2005 à l’âge de 95 ans. Elle a écrit sur cette période 1940/1941 le chemin des Pyrénées. Edition MAREN SELL ET CIE.