8 décembre 2024

Discours d’Agnès CALLU, 8 février 2011

Ce soir, il m’est interdit d’avancer que j’ai trouvé Gaëtan Picon car pendant cinq ans partout je l’ai cherché, croyant l’apercevoir à l’occasion de flâneries furtives à Beaubourg, roder autour de moi derrière les Dubuffet du musée des arts décoratifs, me murmurer à l’oreille un fragment d’une de ces longues et belles phrases abstraites confiées à Cella Minart et que la magie de l’INA me permit rétrospectivement d’entendre, noircir des pages, enfiévré, dans une « Course de la main sur le papier blanc ». Je ne l’ai certainement pas trouvé, mais ce soir, la matérialité d’un livre, le symbole d’un lieu : l’IMEC, intelligent réceptacle de ses traces intellectuelles et intimes, vous tous ici réunis, m’autorise peut-être à dire qu’un instant nos vies se sont croisées et que désormais, sans doute, plus jamais je ne serais la même.

Mon imaginaire, fortement « piconisé », il faut bien le dire, ne m’interdit pas, bien au contraire, de faire face à mon objet historique avec une conscience historienne critique et de me montrer responsable devant mon sujet. Aussi, je pose la question, vouloir, en 2005, installer Gaëtan Picon à l’épicentre d’une recherche historique, relevait-t-il d’un choix académiquement recevable ? Autrement dit, l’homme, dans sa vie, dans son œuvre et dans son temps, proposait-t-il suffisamment de matière pour soutenir l’exercice plein et entier de l’historien ? Je le crois, pour plusieurs raisons, sur des registres différenciés. Trois, en l’occurrence.

Premièrement, Gaëtan Picon est peu connu et, en lecture immédiate, il s’agissait de questionner l’ombre dans laquelle, aujourd’hui encore, il est maintenu. En effet, pourquoi si peu, voire très peu d’études sur lui ? Ostracisation volontaire à l’égard d’un critique ou d’un romancier estimés en-deça du genre et/ou de sa catégorie ? Ostracisation obligée, compte tenu de l’effet répulsif né d’une expression et d’un style presque infranchissables, lorsque poésie et philosophie, se disputent, sur le terrain du langage, pour interroger des objets, par eux-mêmes rendus inaccessibles ? Ostracisation car l’homme et sa pensée, globalement, avancent à rebours des idées et idéologies alors environnantes : loin de l’existentialisme sartrien d’après-guerre, anti-structuraliste, voire « a-structuraliste », dans une décennie 1960 admirative des nouvelles distributions intellectuelles quand elles sont foucaldiennes ? C’est pourquoi, comprendre l’isolement et/ou le rejet d’un sujet pensant et agissant, auteur d’une œuvre malgré tout, toujours référencée et, sur certains plans, demeurée référentielle, compose, en soi, un champ d’étude valide et valable pour l’historien.

Deuxièmement, la transversalité – intellectuelle autant que comportementale – de Gaëtan Picon suggérait de facto une pluri-displinarité de travail stimulante mais encore peu admise et vérifiée dans l’historiographie. Picon avec son « attitude philosophique », son langage poétique, l’érotisme sensualiste de son analyse génétique des œuvres, se situait au carrefour de plusieurs profils de chercheur. Il réclamait, pour son interprétation et celle de ses travaux, sinon d’effacer, au moins d’accepter de rendre poreuses les frontières entre plusieurs disciplines académiques. Pour « rentrer dans sa tête », sans même parler de la dimension psychologique, nécessité était faite d’invoquer des références et des outils qui empruntent aux sciences historiques et littéraires mais aussi, très fortement, à la Philosophie et à l’Esthétique.

Troisièmement, « l’apolitisme » de Picon m’intriguait. Abstraction faite de la schématisation des trajectoires générationnelles, il est vrai que l’on eût pu s’attendre à ce qu’un « intellectuel », comme lui, s’engage pendant le Second conflit, prenne position au moment de la Guerre d’Algérie, suive, au titre de décideur d’un régime gaulliste, les idéaux du Général, choisisse son camp en 1968. Alors, pour quelles raisons, Picon demeure-t-il sinon dans l’évitement, au moins, en flux constant, à la marge de toute forme de politisation ? L’interprétation qui consisterait à le dépeindre comme un homme dépourvu de conscience politique ou la faisant ployer au fil de l’eau et des circonstances, est un leurre ; tout autant, vouloir le classer, le cliver presque, dans une ou des familles politiques, relève du contresens fondamental. Pourquoi ? Parce que Picon, par tempérament profond, est philosophe ; au-delà de l’immédiat, il vit, apprécie, déprécie sa vie et son temps en philosophe et son nietzschéisme l’installe dans un « u topos » qui ne bride pas sa conscience (elle est au clair) mais la positionne, durablement, comme en surplomb de la politique. Il regarde et analyse du haut de sa tour d’ivoire (ou de papier, comme on voudra) : 1936, la Défaite, le RPF et son De Gaulle libérateur, l’occasion manquée, selon lui, d’un 1968 salvateur lorsque, dépoussiérant les vieilles idoles d’une bourgeoisie immobile, il eût permis ce que Picon, idéaliste à l’écart du monde, de ses contingences et de ses réalités, ne cessa finalement d’espérer de 17 à 60 ans : soit l’émergence d’un « ordre nouveau » ouvert aux hommes libres.

Aussi bien, creuser l’inattendu d’un parcours, coudé parfois, mais au vrai linéaire, justifiait-t-il l’exercice. Pourquoi Gaëtan Picon écrit-il sur des auteurs et des artistes concurremment classiques ou underground ? Pourquoi Gaëtan Picon refuse-t-il une étiquette intellectuelle pour, arrimé à l’ancrage nietzschéen seul accepté de lui, suivre un goût qui, par arabesques, se déploie de la Littérature aux Arts plastiques, en passant par quelques séquences musicales ? Pourquoi la figure du philosophe Picon, hors du temps réel, mais heurtant des balises temporelles exigeantes qui obligent à choisir, dérange-elle dès l’instant qu’elle ressemble à du repli, du mépris, alors qu’elle n’est, je le crois profondément, qu’éthique et respect du recul observant ?

Toutes ces questions méritaient l’examen mais elles ne font sens qu’à la condition de les chaîner les unes aux autres, à l’évidence, dans l’élan d’une trajectoire personnelle et biographique. Comprendre une œuvre, c’est évidemment comprendre celui qui la produit. On sait qu’il faut fouiller les fondations sociales, culturelles, intellectuelles, politiques et économiques de l’individu. À préciser les choses, cela exige d’identifier les legs et leur greffe, la construction des référents, l’émergence du don, l’invention de substitutions affectives, la gamme des liens qui disent l’élection du cœur, ses manques aussi, la place en société, les cercles et lieux de sociabilités, les réseaux sociaux, les navigations dans un milieu pour lequel entre 1945 et 1970 la notion de « République des Lettres » est éloignée de tout anachronisme et au cœur de laquelle celui que, presque à l’exclusive, on appelle « Gaëtan » est, tout à la fois, heureux, malheureux, addict, perdu, mélancolique, passionné.

Je ne connaissais pas du tout l’homme Gaëtan Picon. Alors, regardant un instant derrière l’épaule des sociologues, j’ai cherché une clef d’entrée et celle de l’observation dite participante qui consiste, pour l’enquêteur, à s’impliquer dans le groupe pour le saisir, m’est apparue comme une solution qui, combinée, à des démarches plus classiques, pouvait devenir intéressante.

De cette façon, plutôt que de craindre la marée déferlante des correspondances de celles et ceux qui signent Geneviève, Georges (pour Limbour ou Schehadé), Jean (pour Dubuffet), Yves (pour Bonnefoy), Pat (pour Emile Biasini), Pierre (pour Pierre Picon) ou Max (pour Max-Pol Fouchet), j’ai subi, consentante, la plongée dans un milieu amical dont j’ignorais les habitus et les codes, les heurts et les conjonctions, les brouilles et les tensions. Dans l’empathie : c’est-à-dire à l’écart de la sympathie ou de l’antipathie, hors du jugement individuel ou de valeur, armée d’une invisible caméra, je me suis employée à pister mon sujet biographié. Il fallait rendre compte « au vrai » de ses enthousiasmes, de ses névroses, de ses emballements, de ses pics de sérénité voisinant l’instant d’après avec des terreurs mortifères ; il fallait aussi braquer l’objectif sur les lieux de passages et transferts du protagoniste : les revues, les quotidiens, les maisons d’éditions, les espaces de transmission de savoirs, un ministère, bien sûr ; en un mot, placer Picon au cœur et, par cercles concentriques, l’approcher, le toucher, presque me fondre en lui : cela voulait dire étudier Picon du dedans (par ses auto-récits, certains déjà testamentaires ) ; depuis l’extérieur (à travers son double héritage intello-conceptuel et structurel) ; dans l’œil des autres (au prisme des lettres de ses amis et des commentaires critiques du moment) qui proposent de véritables comptes rendus d’une œuvre face à laquelle, toute sa vie, Gaëtan Picon doute.

L’exercice biographique exigeait donc, comme le dit Gaëtan Picon lui-même, la « monstration » de mes preuves. Il ne m’intéressait pas, à la manière d’un essai, de livrer, au format d’un résultat, son goût pour telle ou telle œuvre, mais bien, en historien espéré éditeur érudit, de chercher le « proto-texte », de l’exposer en le contextualisant et de remonter, moi aussi, dans le périmètre de mes limites, jusqu’aux « sentiers de la création » de Picon. Sans relâche, Gaëtan Picon fouilla « l’œuvre de l’œuvre ». Alors, pour ma part, je cherchai à le mettre à nu : nudité d’un MOI désarmé, nudité des AUTRES, aimant ou détestant ce MOI, mais surtout, sans doute, nudité du discours philosophique porteur d’un concept culturel original.

Car en effet, s’atteler à une biographie de Gaëtan Picon constitue, je le crois, un exercice utile car, par-delà l’analyse d’une « identité narrative plurielle», c’est bien l’étude d’une politique culturelle inventive et novatrice dont il est question. Elle ne prend cependant de l’ampleur et du sens que rapportée, précisément, à l’échelle d’une vie tout entière.

Gaëtan Picon, à cause d’une amitié fondée sur une admiration réciproque avec André Malraux, jamais démentie depuis 1934 et le « choc » décisif devant La Condition humaine, se retrouve, en 1959, à un poste de décideur, celui de Directeur général des Arts et Lettres. Là, pas de combinaison politique pro-gaulliste, pas de « République des copains » pour aider les seuls « auteurs Gallimard », mais la conscience aigüe chez Malraux que Gaëtan Picon est un « homme qui pense la Culture » et cela, depuis plus de trente ans. Aussi, l’offre de poste ne correspond en rien, pour Malraux, à quelque « parachute doré » mais bien à un choix stratégique lorsqu’il s’agit, avec une sorte de « double intellectuel », de jeter les bases d’une nouvelle politique culturelle.

Et Malraux sait exactement ce qu’il fait, puisque, depuis la fin des années 1930, il est le témoin oculaire privilégié de la construction du concept culturel de Picon. Il suit son ami dans la triangulation notionnelle ardue que ce dernier dessine entre Culture, Connaissance et Civilisation dès 1937 et à laquelle, toute sa vie il demeure attaché, car elle est habitée, mue, éclairée par Nietzsche. Malraux lit pendant la guerre, l’avancée, pas à pas, de l’essai philosophique de Picon édité post-mortem « La vérité et les mythes » qui rebascule son concept culturel à l’aune des traumas du conflit. Dix ans plus tard, fiévreux, en 1951, il partage avec Picon, à Beyrouth, outre le même embrasement pour « la psychologie de l’art » ou « un musée imaginaire » les contours d’un proto-ministère et, dans le galop de leur imagination, déjà les prémices des Maisons de la Culture. Il entend Gaëtan Picon, l’année d’après, au Congrès pour la Liberté de la Culture, pour la première fois, se faire le tribun, convaincu et convaincant d’une culture déjà malrucienne, car refondée autour de l’héritage historique. C’est pourquoi, la main tendue en 1959, dépasse très largement, l’aide amicale. Malraux sait que son ami philosophe va donner du souffle et de la perspective à la mise en œuvre d’une Culture espérée par eux deux, en propre, contemporaine. Bien sûr, à prendre un nuancier, les perspectives culturelles de l’un et de l’autre sont un peu différentes, mais il est faux de placer au centre une opposition sur le plan des principes. Les divergences se situent sur le terrain du débat intellectuel et non pas sur les piliers d’orientation. L’esthétique des deux hommes conjugue Philosophie de l’histoire et Humanisme. Assurément, leur conception de la modernité diffère : Malraux exalte le présent pour ce qu’il vaut d’éternel lorsque Picon y souligne ce qui anticipe le futur et compose une promesse d’avenir. Cependant, tous deux militent en faveur d’une Culture contemporaine, élitiste par l’exigence de ses choix créatifs, mais démocratique puisqu’elle entend irriguer l’hexagone en son entier par le réseau des Maisons de la Culture, permettant au public, et Émile Biasini le rappelle, «  d’ y rencontrer concurremment Molière, Braque et  Debussy ».

À la mort de Gaëtan Picon, la critique Jacqueline Piatier, le désigne par la très belle périphrase « Picon ou l’essence du beau ». De mon point de vue, Gaëtan Picon se situe effectivement au point cardinal de l’Esthétique et de la Culture. Il sait, sensualiste, regarder, toucher, sentir, humer les œuvres et c’est ce goût des Arts que, prophète, il entend placer au cœur de sa politique culturelle. Jacques Bersani et tant d’autres, lui associent l’acuité du « guetteur » à la lecture « découvrante » et inventive « donnant à voir » (expression empruntée par Picon à Eluard) l’œuvre d’André Malraux, bien sûr, mais aussi, loin devant les autres et avant eux, la poésie de René Char, la poétique de Pierre Reverdy, le très difficile Blanchot, « le continent » Dubuffet ou encore « le cri » de Francis Bacon. Son problème ? L’isolement dont il avoue, chaque jour, subir les conséquences désastreuses.

Solitaire par tempérament, refusant la stratégie par légalisme, fidèle à ses auteurs et à ses artistes au risque d’en oublier les autres, isolé par l’indéchiffrable mais cependant sublime abstraction de son style, toujours il fuit les courants, aimant une particule élémentaire intellectuelle chez l’un, sans adhérer à la totalité de l’opinion d’un autre. Tangentiel aux réseaux, il habite un instant des revues mais, jamais il n’épouse, au plan global, une ligne intellectuelle qui serait tracée par un autre que lui-même. Écartelé entre la sûreté d’un choix qu’il estime le meilleur (et dont le périmètre est presque définitivement délimité à l’aube de ses vingt ans) et le doute chronique de s’être trompé ou de demeurer en-deça des « géants littéraires himalayens », il reste « hors champ » : « a-générationnel », « a-politique » et son « A » est modélisable. Jamais au cœur, toujours aux marges, il ne parvient pas à investir le débat d’idées de son temps où pourtant l’excellence de son jugement aurait du le conduire.

Suis-je parvenue à dire tout cela ? Sans doute pas. Il eût fallu, évidemment, plus de temps, des enquêtes davantage élargies et fouillées, d’autres études plus approfondies. Mais je vais poursuivre l’examen, riche de vos intelligences à tous, confiante car sentant des mains bienveillantes posées sur mon épaule.

Ce soir, ce sont sur des remerciements que je souhaite conclure.

je veux remercier les Editions Honoré Champion, leur directeur Jean Pruvost et, si elle me le permet, très précisément Catherine Mayaux, directrice de la collection « Poétiques et Esthétiques, XX-XXIès » qui m’accueille dans son très savant catalogue. Je veux remercier Jean-François Sirinelli, mon directeur de thèse et préfacier qui, par sa présence ce soir, achève de m’accompagner dans une aventure intellectuelle et éditoriale qu’il accepta de conduire en attelage avec moi ; je veux remercier Yves Bonnefoy qui, par sa postface, soulève un instant mon livre jusqu’aux cimes de son intelligence poétique ; je veux remercier Pierre-André, François-René et Martine Picon qui, au-delà de l’aide apportée, veillèrent sur moi avec confiance et affection ; je veux remercier l’IMEC en son entier et, s’il m’y autorise, singulièrement son directeur littéraire, Albert Dichy qui, le premier, me tendit une main amicale ; je veux remercier le comité d’histoire du ministère de la Culture, l’aide efficace de Geneviève Gentil et le bienveillant intérêt porté à mon travail par Jean-Pierre Bady et Jean-Sébastien Dupuit ; je veux remercier mon laboratoire du CNRS, l’IHTP, son directeur Christian Ingrao et les amis nombreux et fidèles que je compte là-bas ; je veux remercier Béatrice Salmon, directeur du musée des arts décoratifs qui, m’acceptant dans son institution, me fait chaque jour baigner dans une lumière piconienne qui m’enchante ; je veux enfin redire ce soir à mon père que je lui dédis ce livre : il sait pourquoi, je lui dois tout.

J’ai vécu pendant quatre ans un compagnonnage passionné avec Gaëtan Picon, saturé de questions et d’émotions qui font le lit très spécifique, je crois, de l’exercice biographique. Avec ce livre, je romps la relation duelle et m’inscris dans la transmission.

 

Je vous remercie.