“La religion du général de Gaulle” un article de de Claude-Eugène Anglade sur l’ouvrage “Bergson notre contemporain”

Un ouvrage récent (1) vient de rappeler à notre mémoire un des plus grands philosophes français, un peu oublié de nos jours, Henri BERGSON (1859-1941) que l’auteur qualifie de « notre contemporain ». Nous ne reprendrons pas ici l’analyse très fine qu’il fait des principaux ouvrages du Prix Nobel de Littérature 1927, du Professeur au Collège de France dont les conférences rassemblaient une foule d’auditeurs, au point – ce qui déplaisait fortement à l’intéressé – d’en devenir un événement mondain.

Mais, au fil des pages, nous découvrons le nom du Général de Gaulle. Au moment où Bergson meurt (3 janvier 1941), en pleine période d’« occupation », dans la folie criminelle antisémite des nazis dont les thuriféraires français ne lui épargnent pas leur haine, « un homme et pas des moindres » ne peut s’empêcher de penser à Bergson : c’est Charles de Gaulle lui-même ; « car, s’il y a bien un philosophe qui l’a marqué profondément depuis sa prime jeunesse et qui a exercé une influence sur son cheminement intellectuel, c’est Bergson » (2).

Le Général le confirmera en 1963 à un journaliste américain ; « (Bergson) n’était pas un ami de mon père (3), mais mon père l’admirait beaucoup. Vous savez sans doute que mon père était professeur de littérature. Et il connaissait bien Henri Bergson. Je l’ai vu moi-même dans ma jeunesse et je l’ai profondément aimé. En fait, j’ai été très influencé par Bergson dans la mesure où il m’a fait comprendre la philosophie de l’action » (4).

Et, en 1932, quand paraît le dernier ouvrage essentiel du philosophe « Les deux sources de la morale et de la religion », Charles de Gaulle publie « Le fil de l’épée » où il fait explicitement référence à Bergson pour définir la qualité du stratège : « quelqu’un qui doit compléter l’intelligence par l’intuition –  décrite comme une combinaison de cette intelligence avec l’instinct – de façon à saisir ce qu’il y a de mobile et d’instable dans le déroulement de la bataille » (5). On retrouve ici une référence implicite aux deux axes principaux, définis dès 1889 dans la fameuse thèse « Essai sur les données immédiates de la conscience » : le mécanique et le vivant.

Mais est-il permis d’aller plus loin dans l’influence de Bergson sur le Général de Gaulle ? En nous tournant par exemple vers « Les chênes qu’on abat » (1971) d’André Malraux qui, pénétrant dans le cabinet de travail de La Boisserie, remarque d’abord la présence des œuvres complètes de Bergson (6). Dans sa préface, Malraux note « ce que dit ici le Général de Gaulle le peint, quelquefois dans un domaine assez secret … J’ai tenu à montrer un Général de Gaulle qui n’est pas seulement celui de l’Histoire » (7). Et Jean Grosjean, ami intime de Malraux, dans la 4ème de couverture, est encore plus précis : « Ces pages, plus qu’aucune confidence, éclairent de Gaulle de l’intérieur. Nous apercevons les pentes de son esprit et de son âme, telles qu’il les a laissées voir à son ami en s’avançant vers sa fin. » Ces lignes nous semblent confirmer une conviction qui est la nôtre depuis longtemps s’il y a eu entre les deux hommes une proximité exceptionnelle (et, dirons-nous, unique) c’est qu’ils ont eu la possibilité d’échanger des considérations d’ordre philosophique et même métaphysique avec la certitude qu’il n’en filtrerait pas le moindre écho. À notre connaissance, aucun proche du Général – même Peyrefitte – n’a pu pousser le dialogue à ce sommet. Et nous soulignerons, dans « Les chênes qu’on abat » la retenue de Malraux ; il n’est pas interdit de penser que, sur ces thèmes, à La Boisserie et même à Paris, les entretiens furent plus longs et plus denses.

Mais d’abord, précisons la position de Bergson vis-à-vis des religions, et rappelons qu’en juin 1914, peu après sa réception à l’Académie Française, le Vatican met ses ouvrages à l’Index … C’est dans « Les deux sources de la morale et de la religion » qu’il a des mots très durs « sur le spectacle de ce que furent les religions, de ce que certaines sont encore : un tissu d’aberrations au nom duquel ont été imposés d’innombrables crimes ». Et, un peu plus loin : « c’est la fonction fabulatrice qui élabore les religions … la religion statique attache l’homme à la vie et, par conséquent, l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants ».>Mais d’abord, précisons la position de Bergson vis-à-vis des religions, et rappelons qu’en juin 1914, peu après sa réception à l’Académie Française, le Vatican met ses ouvrages à l’Index … C’est dans « Les deux sources de la morale et de la religion » qu’il a des mots très durs « sur le spectacle de ce que furent les religions, de ce que certaines sont encore : un tissu d’aberrations au nom duquel ont été imposés d’innombrables crimes ». Et, un peu plus loin : « c’est la fonction fabulatrice qui élabore les religions … la religion statique attache l’homme à la vie et, par conséquent, l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants ».

Mais ce ne sont pas des histoires comme les autres « qui peuvent rester à l’état d’idées. Celles là, au contraire, sont idéomotrices … Ce n’en sont pas moins des fables que des esprits critiques accepteront en fait, mais qu’en droit, ils devraient rejeter… » (8)

Le général de Gaulle se rallie-t-il à ces positions ? Peut être le devinerons nous à travers le dialogue qui s’amorce dans « Les chênes qu’on abat » (9), vers la page 59 de l’édition 1971. De Gaulle pose la main « sur le feuillet en cours de ses Mémoires et demande à Malraux « Au fond, de vous à moi, est-ce la peine ? ». Et, un peu plus loin, il s’interroge : « Pourquoi faut-il que la vie ait un sens ? Qu’ont répondu les philosophes depuis qu’ils pensent ? ». Et Malraux de rétorquer : « La réponse n’appartient-elle pas plutôt aux religions ? Et s’il faut que la vie ait un sens, c’est sans doute parce que lui seul peut donner un sens à la mort … Vous connaissez la phrase d’Einstein : le plus étonnant est que le monde a presque certainement un sens ». Et le Général l’interpelle alors « Pourquoi parlez vous comme si vous aviez la foi puisque vous ne l’avez pas ? ». Malraux commente : « Je pense qu’à ma manière, j’ai la foi, et moi, je pense qu’à sa manière, il ne l’a pas ; il m’a dit : il y a une consolation religieuse, il n’y a pas de pensée religieuse. Même les Hindous pour qui la pensée humaine flotte dérisoirement à la surface du sacré, ne le diraient pas. »  

Comme d’un palimpseste on fait apparaître un texte important, de même il nous semble que la position de Bergson sur les religions et certaines confidences dans « Les chênes qu’on abat » nous permettent d’avancer quelques hypothèses sur la « religion » du Général. S’il avait été un adepte convaincu du catholicisme, comment aurait-il pu ne pas être sensible à l’ « Index » du Vatican ? Et comment, s’il avait été choqué par la critique sévère des religions dans « Les deux sources de la morale et de la religion » (1932) de Bergson, déclarer en 1963 à un journaliste américain « qu’il a profondément admiré Bergson » qui n’a pas dû seulement lui « faire comprendre la philosophie de l’action » mais aussi la vanité, parfois dangereuse, des religions. Malraux a raison de penser qu’à sa manière, il n’a pas la foi (« il n’y a pas de pensée religieuse »).

Mais le Général ne l’a jamais montré : apparemment « dévôt », assistant régulièrement à la messe dans la chapelle de l’Èlysée qu’il a fait restaurer. Citant E. Kessler, on peut penser que, pour lui comme pour Bergson, la religion est d’abord le garant d’un certain ordre public … et qu’elle sert, majoritairement, à protéger contre la crainte de la mort (« Il y a une consolation religieuse »).

Homme d’État, il est soucieux de donner l’exemple. Homme de grande culture, il est convaincu de l’immense héritage, spirituel et artistique, du christianisme. Homme de méditation, la messe, avec son cérémonial, ses chants, devait être pour lui un moment de paix intérieure et de réflexion.

Bien sûr, nous estimons que ce que nous avançons est bâti sur un socle assez sûr. Mais qui peut vraiment pénétrer dans une pensée aussi riche que celle du Général de Gaulle ? Et il est vrai qu’une immense croix surplombe le site où repose le Général. Mais c’est une croix de Lorraine …

Claude-Eugène Anglade, le 26 février 2023.

  • Emmanuel Kessler : Bergson notre contemporain – Éditions de l’Observatoire 2022
  • E. Kessler, p. 207
  • Malraux force un peu le trait quand il qualifie Bergson d’ « ami de la famille », cf  Les chênes qu’on abat – Gallimard 1971 p. 20
  • E ; Kessler, p. 207 : entretien du 31 janvier 1963 avec l’éditorialiste du New York Times, Cyrus Sulzberger, cité dans Le Monde du 7 octobre 1970.
  • E. Kessler p. 207
  • es chênes qu’on abat – « et les miennes », ajoute-t-il qu’il me montre d’un clignement … »
  • Les chênes qu’on abat – pp 10 et 11
  • E. Kessler – pp 155 et 156
  • Les chênes qu’on abat – pp 59 t suivantes.