LE CHAT QUI PASSE DANS L’OMBRE
par Jean-Claude Noël

 « J’appelle ce livre Antimémoires parce qu’on y trouve lié au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre, celle du farfelu »1.

 

En 1951, dans Les Voix du Silence, au sein d’un chapitre sur l’art des fous, Malraux écrit : « Le poète et le fayseur de dyables complètent le monde »2. A. Vandegans le relève pour affirmer que la démarche du premier Malraux a une origine métaphysique, mais « d’une couleur particulière » :
      « Il s’agit surtout de la création, en face du monde réel, d’un univers destiné à rivaliser avec le premier. Un tel univers est exactement le domaine du farfelu, c’est à dire de la fantaisie et plus précisément d’une fantaisie légère et un peu folle, dont le symbole serait la bulle »3.

Le premier texte de fiction d’André Malraux, paru en juillet 1920 dans le numéro 4 de la revue Action, se nomme « Mobilités » : Lunes et ballons, bulles crevées d’un coup d’épingle, objets aériens qui par leur légèreté suggèrent l’inconsistance du monde. L’ironie, intérieurement douloureuse répond à l’absurdité. Lunes en papier, Écrit pour un idole à trompe, Royaume farfelu ne sont pas réductibles à une œuvre de jeunesse, poussée dans l’air du temps entre 1920 et 1928, avant l’arrivée des Conquérants. On peut tenter d’identifier ceux qui l’inspirent : Ensor, Bresdin, Bosch, Breughel, les fatrasies du Moyen-Age, Rabelais, Hoffmann, Max Jacob, Laforgue, Lautréamont, Cyrano de Bergerac, Baudelaire, Rimbaud, Edgar Poe, Michel de Ghelderode, les expressionnistes allemands, Perrault, Sade… L’ironie farfelue et la face sombre de l’œuvre d’André Malraux ne sont pas étrangères, elles se touchent. « Le Chat qui passe dans l’ombre » des Antimémoires nous indique ce lien et nous incite à chercher cette alternance de 1920 jusqu’à la fin.

En 1919, Malraux rencontre un bouillonnant personnage, le libraire éditeur René-Louis Doyon qui l’invite à travailler avec lui. Il lui propose d’écrire deux articles dans sa revue La Connaissance, et d’éditer deux volumes d’inédits de Jules Laforgue. Les deux livres intitulés « Chroniques parisiennes, ennuis non rimés » et « Dragées, Charles Baudelaire, Tristan Corbière » paraissent en janvier et février 1920. Ils annoncent idéalement l’œuvre farfelue. Les dessins de Laforgue, macabres et drôlatiques, sont une révélation.
Le numéro 1 de la revue La Connaissance paraît en janvier 1920, c’est le premier écrit de Malraux qui a dix-neuf ans. Il s’intitule « Des origines de la poésie cubiste ». Quatre écrivains sont choisis, Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Cendrars. Max Jacob, futur dédicataire de Lunes en papier, semble dominer. Il ouvre les portes du farfelu pour Malraux, avec son « ironie fluette » et « son sens du bizarre dans la vie ». Parmi les phrases citées de Max, une histoire de chat : « Un incendie est une rose ouverte sur la queue d’un paon. La fumée dont les courbes sur la tenture de soie bleue, frappée de robes en velours grenat, c’est le chat qui passe, cette fumée »4. Et puis, après Max, voilà Reverdy, tout en « concentration », en synthèse, en « dépouillement chirurgical ». « Comme Mallarmé, il n’employait dans ses poèmes que les mots indispensables »5. Plus tard, en 1921, Malraux éditera Étoiles peintes de Reverdy, illustré par Derain, dans un de ses plus beaux livres de la collection que Kra lui a confié. Le farfelu en est exclu. À la fin de l’article de La Connaissance, Malraux évoque cette différence d’esprit et de style. Il ne tranche pas. « La création de quelque beauté tintinnabulesque ou sévère, puissante ou sûre, n’est-elle pas tout ce que l’on peut demander à un poète ? »6.

En 1921, Daniel-Henry Kahnweiler édite le premier livre de Malraux, Lunes en papier. À son habitude, il le marie avec un artiste moderne pour illustrer le livre. Malraux aurait sans doute choisi son ami Galanis ou Ensor, bien accordé à sa poésie. Mais, Daniel-Henry Kahnweiler, fidèle aux cubistes, lui impose Fernand Léger. Malraux ne proteste pas. Les sept gravures sur bois de Léger, en tension avec le texte, confirment l’évidente relation de Malraux avec la sévérité constructive du cubisme. Derain, Léger, Gris, Braque, Picasso sont en parfaite complicité avec lui, au même titre, en même temps que ses dyables farfelus les plus persuasifs. Comme l’écrit Pierre Brunel dans sa présentation du livre dans la Pléiade, Malraux veut transposer dans sa littérature le style cubiste par la force du décor constitué de formes géométriques.

La fin de Lunes en papier : Le petit livre est une comédie hantée par la mort, dont la fin est assez terrible : « La Ville-farfelu était en fête ; sa reine la mort, souffrait d’une maladie de langueur »7. Les sept péchés capitaux décident de la tuer. « Ollé ! Mourons ! » seront ses dernières paroles. Le conte se termine, on retrouve nos péchés assis sur les créneaux de la plus haute tour du château. La mort était morte, consentante, dans l’allégresse d’en finir. « Ils se regardent. Leurs visages étaient mornes. Alors, ils laissèrent tomber leur tête dans leurs mains et pleurèrent. Pourquoi avaient-ils tué la Mort ? Ils l’avaient tous oublié »8. Au fond du monde dominé par la mort, par la banalité et l’ennui, règne l’Absurde.

En 1922, un an après la parution de Lunes en papier, Malraux écrit une préface à un catalogue consacré aux peintures de son ami, Démétrios Galanis. Il exprime deux visions qui semblent s’opposer : l’œuvre est totale poésie et expression de l’artiste et l’œuvre est construction, dominée par le désir d’harmonie, d’équilibre, comme dans les fruits et les paysages de Galanis. Finalement, ce goût pour la discipline artistique chez ce dernier, chez Derain, chez les cubistes, Braque, Gris, Léger, Picasso, se mêle à l’imagination poétique, à leur attirance pour la liberté plastique, notamment à travers l’art nègre…

Dès le milieu des années 1920, Malraux écrit dans les revues d’avant-garde Action, Signaux de France et de Belgique, Dés, Accords, 900. Il commence en avril 1920 dans le numéro 3 d’Action. La genèse des Chants de Maldoror est une plongée dure et critique dans l’écriture de Lautréamont, idolâtré par Breton et ses amis. Mais Lautréamont l’intéresse… Puis, à partir de Mobilités en juillet 1920, il bascule dans les écrits farfelus les plus purs qui flottent autour de Lunes en papier et d’Écrit pour une idole à trompe, son deuxième livre, qui n’existera que par ces fragments.

Contrairement à certaines apparences, dadaïsme et surréalisme sont loin. Malraux refuse leur désir de destruction des valeurs et du passé. La revue Accord de 1924 est singulière. Marcel Arland est son créateur. Il y écrit dans le numéro 3 et 4, avant de présenter deux textes farfelus de Malraux (Divertissement et Triomphe), un « avertissement ». Il s’agit de défendre son ami, au moment de son procès en Indochine, mais avant tout de le révéler dans sa vérité, derrière les masques : « Si l’on peut parler d’angoisse, c’est bien à propos de cet homme qui, à vingt-trois ans, a plus vécu, plus pensé, plus souffert que la plupart de nos vieillards officiels […] Qu’on ne se trompe pas sur la fantaisie apparente des pages de Malraux qu’on va lire ici ; elle est un masque que lui impose une très noble pudeur […] Il garde jusqu’au bout sa lucidité qui l’alimente d’amertume… son malaise qui le pousse sans cesse plus avant »9.

En 1923, Malraux écrit une préface à une réimpression de Mademoiselle Monk de Charles Maurras. Accroc à la vague de fantaisie moderne, ce texte semble décalé. La vision d’ordre et d’harmonie de la Grèce et de l’Italie, par delà le génie français, aboutit à l’admiration de «#0160;ces paysages des bords du Rhône, somptueux et tragiques comme des cadavres de rois ».

À la fin de l’année 1923, pour la première fois, le farfelu entre dans l’action. Il se lance dans une aventure peu sérieuse, très risquée, condamnée à l’échec mais mûrement réfléchie. Il a une cible, l’œuvre d’art étouffée par la jungle, l’apsara Khmère, du temple de Banteay Srei, près d’Angkor. Après avoir prélevé les statues avec son ami Chevasson et Clara, prêt à les vendre aux musées américains, il est arrêté, condamné à trois ans de prison. Clara relaxée et de retour à Paris déclenche une campagne de solidarité des écrivains français. Dans les Nouvelles littéraires du 16 août 1924, André Breton écrit : « Lunes en papier et Écrit pour une idole à trompe participent à l’activité intellectuelle la plus secrète aujourd’hui. Ce sont de remarquables expériences dans un laboratoire où le grand public n’est pas invité […] Nous ne l’abandonnerons pas à celui qu’il a appelé le frère du hasard, le vent ».

Ces procès vont tout changer. Ils ont provoqué chez lui une violente prise de conscience de l’absurdité des hommes. Les conséquences touchent profondément l’être et l’œuvre. Rentré en France, il repart aussitôt en Indochine. Il se jette avec son ami Monin dans une défense passionnée des droits des vietnamiens écrasés par un système colonial français inhumain. Enraciné dans l’expérience du réel, il crée deux journaux, l’Indochine, suivi après son interdiction par l’Indochine enchaînée. Plongé dans l’activité la plus intense, souvent son imaginaire réapparaît. Sous la signature de Maurice Sainte-Rose, il écrit une séquence intitulée « l’expédition d’Ispahan ». Ce beau texte est l’ébauche d’un passage essentiel du futur Royaume farfelu.

1926, la Tentation de l’Occident. Conséquence directe de l’aventure asiatique et de ses échecs, tant dans l’affaire manquée des statues que dans l’entreprise du journal, le livre se veut la revanche des humiliations subies. C’est son premier livre qui touche à l’Asie. Mélange d’essai et de roman, il inaugure une écriture qui tient le farfelu à distance et qui ouvre la voie aux grands livres qui s’annoncent, ainsi que, plus loin, aux œuvres sur l’art.

1928-1929 : En septembre 1928, Les Conquérants paraissent chez Grasset. En novembre 1928, Royaume farfelu paraît chez Gallimard. Deux livres que tout semble opposer. Le premier provoque l’admiration de Drieu la Rochelle et de Trotsky. Quant au second, Malraux en est très fier. En témoignent ses nombreux envois joyeux. Son ami Arland, observateur critique de ces évolutions, réagit : « Je suis bien content que vous ayez fait ça, qui est supérieur aux lunes et que vous seul pouviez faire »10.
Au centre de l’interrogation, Malraux apporte une sorte de réponse. Il envoie un exemplaire des Conquérants au poète René Laporte, avec le petit texte suivant : « À Monsieur René Laporte avec toute la sympathie et ce sentiment curieux de l’univers que nous seuls, monstres et monstriers, possédons au-delà des apparences, même dans les choses tragiques. André Malraux ». Ces quelques lignes sont très étranges. Elles en disent plus que de longs développement sur la vérité de l’écrivain, de ses masques et de ses choix. René Laporte, éditeur de revues, poète et romancier, est un grand admirateur d’Apollinaire et des Surréalistes. En 1927, il publie chez Grasset, Le Dîner chez Olga, son premier roman, marqué par le surréalisme. Il sera un résistant actif.

Les Conquérants, malgré l’intensité tragique, resterait donc entrouvert au farfelu. Dans son édition originale de 1928, figure effectivement une scène située à Singapour, décrivant un nommé Rensky, ancien collectionneur russe, travaillant pour le musée de Boston. « Comme vous le voyez, cher ami, j’achète les petits éléphants. Lorsque nous entreprendrons des fouilles je les mettrai dans les tombeaux que nous refermerons. Vous n’aimez pas la Chine ? J’aime les dieux nouveaux, peut-être : le miroir, l’électricité et le phonographe, dieux à trompe, les phonographes sont des bêtes… les génies qui tourmentent les morts »11.
En 1947, Malraux reprend son livre. Cherchant le plus grande concentration tragique, il efface tout ce qui peut la diminuer : douceur, exotisme, érotisme et surtout farfelu. Tout l’épisode de Singapour disparaît. Plus tard, en 1960, Malraux et Miró s’entendront pour une illustration du Royaume farfelu. Le projet est avancé, mais finit par échouer. « Je me suis plongé dans le texte de Malraux pour me pénétrer l’esprit… Après cette longue et tranquille méditation, j’ai eu la prétention de pouvoir vous dire que nous allons faire un livre féerique, je le vois déjà très clair »12.

En 1929, Malraux écrit dans la revue Formes « Notes sur l’expression tragique en peinture à propos d’œuvres récentes de Rouault » : « Rouault est au cœur de son œuvre comme Rimbaud est au centre des Illuminations. Tous deux disent à Dieu qu’ils n’acceptent pas son univers ! Le Dieu de Rouault lui répond qu’il y a aussi Satan »13.

L’année 1934. Le nazisme a triomphé en Allemagne en janvier 1933. Dimitrov et ses camarades Tanev et Popov sont emprisonnés. Malraux et Gide se rendent à Berlin le 4 janvier 1934 pour demander à Goebbels leur libération. Dimitrov sera libéré en février. Malraux continuera à se battre, avec Gide, pour libérer Ernest Thaelmann, chef du PC allemand, arrêté le 3 mars 1933. En vain. Après onze années de prison, Thaelmann meurt à Buchenwald le 16 août 1944.
L’été 1934 voit Malraux partir en Russie, comme invité au Congrès des écrivains soviétiques à Moscou. Il retrouve Nizan et rencontre Eisenstein, Meyerhold et Pasternak, dans un moment sombre où se prépare la grande terreur stalinienne après l’assassinat de Kirov.

Entre Berlin et Moscou, surgit un intermède imprévisible, longuement médité et préparé comme le raconte si bien le cher Walter Langlois. Malraux s’envole avec son ami Corniglion-Molinier aux trousses de la Reine de Saba, au Yémen, en février 1934. Cette aventure farfelue risquée laissera des traces sous forme d’articles dans le journal L’Intransigeant, mais aussi de la transcription d’un moment de l’aventure dans Le Temps du mépris en 1935, puis dans les Antimémoires. À travers un terrible orage de grêle au retour vers Bône, la mort paraît toute proche, suivie par un merveilleux « retour à la terre ». Roger Parry, ami et complice d’André, lui offre son portrait, illustrant son duel farfelu avec la Reine, La Condition humaine sous le bras. « Ces terres légendaires appellent le farfelu » écrit-il dans les Antimémoires. Il avoue donc l’incarner, comme le dessin le confirme.
Roger Parry, grand photographe, troisième œil d’André pour lire les œuvres d’art, fera en 1933 et 1935 pour Gallimard deux affiches pour La Condition humaine et Le Temps du mépris, aussi tragiques que les deux livres.

Malraux dessine, Dyables, Scènes et personnages farfelus, beaucoup d’animaux étranges et plutôt sympathiques. Il les place dans les lettres à ses proches, des chats surtout, aux postures variées, à Fernand Fleuret par exemple, et puis à Louis Guilloux des pages entières de scènes curieuses, dans les envois de ses livres aux uns et aux autres. Il est assez logique de trouver ses dessins accrochés aux Lunes en papier et au Royaume farfelu, où texte et dessins s’accordent tout naturellement. Il l’est moins de découvrir une espèce d’autruche joyeuse sur La Condition humaine offerte à Céline. Après la guerre, les dessins assemblés par Madeleine Malraux forment un univers ironique et subtil de dyables et petits animaux qui semblent être un antidote à l’ennui et à l’absurdité de sa vie.

Dans la longue part de son œuvre consacrée à l’art, le farfelu est bien sûr plus discret, presque invisible. Mais il peut surgir, par exemple dans une petite figurine barbue, qui n’a aucune valeur de chef-d’œuvre, mais que Malraux choisit tout de même pour évoquer Flaubert dans Le Musée imaginaire de la Sculpture mondiale (n° 190 bis, Masque d’homme barbu, art phénico-punique Carthage, IV-IIIe siècle avant JC, Musée du Louvre) « Il eut été dommage de ne pas donner la petite tête aux coquillages de ce qui fut la Carthage punique, (…) cette amulette de Salammbô »14 Et puis, dans ce merveilleux livre, tant et tant de sculptures authentiquement farfelues, choisies par Malraux, venant d’Océanie, d’Afrique, des Hopis d’Arizona, d’Alaska… la «  face nocturne de l’homme », si proches de celles qu’adorait André Breton.

Goya. Baudelaire l’aimait et le plaçait dans un article sur les caricaturistes. Malraux lui consacra deux ouvrages, en 1947 et 1950, et le retrouve en 1970 dans Le Triangle noir, aux côtés de Saint-Just et de Laclos. « Une interminable procession de douleur s’avance du fond des âges vers ses figures atroces, accompagnant leurs tortures de son chœur souterrain ; par delà le drame de son pays, cet homme qui n’entend plus, veut donner sa voix à tout le silence de la mort, la guerre est finie mais non l’absurde »15. Un jour, dans une crise aiguë de « farfelu », Malraux envoie à son ami ancien résistant Jacques Jaujard le Goya de 1947 avec un envoi étonnant : « Pour Marcelle et Jacques Jaujard / leur ami / A. Malraux (y Lucientes)
Goya (y Malraux) »

Les deux livres consacrés à Goya sont dédiés à Pascal Pia, son ami intime. Dans les années vingt, ils sont ensemble pour commettre quelques folies et fabriquer de petits ouvrages érotiques. Pia réalise, avec lui sans doute, des faux littéraires très efficaces « À une courtisane » attribué à Baudelaire, qui a longtemps abusé les spécialistes de la Pléiade. Plus tard, Pia inventera la « Chasse spirituelle », présentée comme une œuvre originale de Rimbaud et qui sera violemment démasquée par André Breton. Mais là, Malraux n’y est pour rien. En 1929, Malraux écrit la préface du catalogue des éditions originales Gallimard, « Du Livre », dialogue délicieux entre un chat et un bibliophile. Dans le corps du catalogue on trouve « À une courtisane » de Baudelaire, proposé à la vente.

Antimémoires, 1967. Le farfelu chemine vivement dans ce livre, somme de l’œuvre et de la vie de Malraux. Il ajoute ses couleurs à ses sombres et lumineuses aventures, à ses compagnons d’Histoire.
On le trouve déjà dans les musées qu’il aime : Le vieux Trocadéro, le musée du Caire, le petit musée d’Aden. « J’aime les musées farfelus parce qu’ils jouent avec l’éternité »16.
Puis, la reine de Saba, revient longuement. « Ces terres légendaires appellent le farfelu »17. En Inde, il retrouve les éléphants : « Et même les éléphants sacrés qui ont des ailes et conversent avec les nuages »18. (OC, t. III, p. 204) et puis, à Singapour, il fait une rencontre : « Arrive un petit gesticulant que je reconnais avant qu’on l’ait annoncé, bien que je ne l’ai pas vu depuis trente ans : c’est l’un des modèles du personnage qui s’appelle le Baron de Clappique dans La Condition humaine ‒ un monocle noir… son profil de sympathique furet n’a pas changé ». Le « modèle » en question a remplacé dans la dernière édition des Antimémoires celui qu’il appelait le vrai Baron dans l’édition originale de 1967. Entre la gravité de l’histoire et le farfelu, une dernière étincelle : « Le Général qui paraîtrait austère sans ses saccades d’humour noir, aime le farfelu »19.

Dans Le Miroir des Limbes, le vis à vis du général de Gaulle, c’est Picasso. Dans La Tête d’obsidienne, Malraux raconte sa visite dans l’atelier de son ami, en 1945 : « Je vais vous montrer quelque chose ». Sur les rayons d’une armoire métallique, apparaît le petit musée secret de Picasso : ses statuettes allongées, deux moulages de statues préhistoriques, dont la Vénus de Lespugue, des cailloux gravés, le squelette d’une chauve-souris, une idole violon des Cyclades. Picasso tient et regarde l’idole-violon : « De temps en temps, je pense, il y a eu un petit bonhomme des Cyclades… Je sais ce qu’il a voulu faire… pas le Dieu, la sculpture. (…) Maintenant, je me demande, le petit sculpteur, il l’a inventé le violon ? Invention formidable. (…) Je suis superstitieux. Je pense que c’est toujours le même petit bonhomme. Depuis les cavernes, il revient comme le Juif errant »20.
Malraux commente : « L’humour n’efface pas la grandeur sarcastique du Petit fantôme chargé du pouvoir créateur, comme le Père Noël de sa hotte, et qui depuis des siècles traverse le tourbillon des images inutiles dans le vent de la mort, avec l’acharnement de l’amour maternel »21.

Dans La Tête d’obsidienne, on retrouve notre « Petit bonhomme » sous le nom de « Figure au vase », sur la tombe de Picasso, à Vauvenargues où il semble « présenter une offrande au soleil ». Puis, Malraux le retrouve dans sa mémoire, en face de la noire tête d’obsidienne, face à la mort : « Pour figurer à la fois, l’essentiel et l’invisible, les Cyclades ont trouvé le signe le plus subtil et le plus abstrait, la Déesse mère… l’âme de la vie et celle de la mort… la fécondité de l’archipel et le crâne mexicain se rejoignent dans le miroir »22. Le Petit bonhomme, porteur de farfelu, est fidèle à sa mission.

Le farfelu semble bien l’ombre légère des profondeurs de l’écriture de Malraux. Il s’avère quelquefois incompatible avec la volonté de concentration sur l’histoire, sur certaine intensité de l’œuvre. Alors Malraux l’efface. Mais il est inscrit dans son être. Alors, plus tard, il resurgit au cœur de la tragédie, jusqu’à la fin.
« Lorsque je repassais devant une Dourga sanglante, un chat noir descendit de son épaule et partit lentement dans les ténèbres, sous la cavalerie cabrée des chevaux noirs divins comme s’il eut été le secret de l’univers »23.

NOTES :
  1. Antimémoires, O.C., t. III, p. 16
  2. O.C., t. IV, p.776
  3. André Vandegans, Jeunesse littéraire d’André Malraux, p. 118
  4. La Connaissance, n° 1, p. 40
  5. Idem, p. 41
  6. Idem, p. 43
  7. O.C., t. I, p. 19
  8. O.C., t. I, p. 25
  9. Accord, n° 3 et 4, p. 55
  10. Lettre de Marcel Arland à André Malraux, non datée (1928, collection privée)
  11. O.C., t. 1, p. 1035-1036
  12. Joan Miró, lettre du 12 juillet 1960, Vente Drouot, 13 mars 2006
  13. O.C., t. IV, p. 1178
  14. Musée Imaginaire de la Sculpture Mondiale, la Statuaire, p. 773
  15. Saturne, p. 119
  16. O.C., t. III, p. 46
  17. O.C., t. III, p. 53
  18. O.C., t. III, p. 281
  19. O.C., t. III, p. 611
  20. O.C., t. III, p. 747-749
  21. O.C., t. III, p. 757
  22. O.C., t. III, p. 781
  23. Antimémoires, O.C., t. III, p. 201