Malraux et l’art africain par Thierry Rayer

Césaire, Malraux et la Négritude

Texte dédié à mon défunt ami Béséat Kiflé Sélassié, admirateur d’Aimé Césaire.

En septembre 1958, le général Charles de GAULLE, alors président du Conseil, charge son plus proche ami et ministre des affaires culturelles, André Malraux, d’une mission de confiance, celle d’aller convaincre l’Outre-mer français de voter en faveur du référendum constitutionnel fondateur de la Vème République. Accueilli par Aimé Césaire, alors député-Maire de la Martinique, les deux hommes sont sur la même longueur d’onde concernant « le hurlement de la liberté noire ».

Aimé Césaire est né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique) et décède le 17 avril 2008 à Fort-de-France (Martinique). Il est le représentant majeur du mouvement littéraire et politique de la négritude. La Négritude voit le jour dans l’entre-deux-guerres, entre 1934 et 1939. Ce terme fait référence à un ensemble de valeurs et caractéristiques culturelles des populations noires. Il a la vocation de sublimer le sentiment des personnes de couleur noire et de relater la blessure leur ayant été infligée par l’histoire. Pour Césaire, ce terme « Négritude » désigne en premier lieu le rejet du projet français de l’assimilation culturelle, avant le politique. Il met un point d’honneur à promouvoir l’Afrique et sa culture, dévalorisées par le racisme issu de l’idéologie colonialiste. Il déclare à ce titre : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ». Son « Cahier d’un retour au pays natal », oeuvre poétique publiée en 1939, est considérée comme l’un des points de départ de la Négritude, au travers duquel il dénonce racisme et colonialisme : « ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour, ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’oeil mort de la terre, ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale ». Cette oeuvre sera considérée comme un recueil majeur de la poésie francophone du XXe siècle.

Le mouvement représenté par la Négritude a cherché à libérer le noir de ses complexes et de sesservitudes mentales. L’objectif avoué était de lui rendre la fierté retrouvée d’être « noir » et la force de prendre son destin en mains. Césaire n’a jamais quitté le domaine politique. Pour lui, la négritude est avant tout l’outil de sensibilisation et de lutte contre le colonialisme. La négritude césarienne n’est nullement une tentation essentialiste, elle n’a jamais été le « racisme antiraciste » auquel les critiques occidentaux, dont Sartre, veulent réduire. Il a expliqué : “Les gens qui me connaissent savent, le poète, a-t-il expliqué, qu’il n’y a aucun racisme là, je ne suis pas raciste du tout. (…) La Négritude, c’était pour moi une grille de lecture de la Martinique ! »

Malraux et la Négritude

Lorsque le Sénégal accueille en avril 1966 le « Festival Mondial des Arts Nègres », le président Senghor invite le ministre français de la Culture de l’époque, André Malraux, à ouvrir cet événement et participer à ce qui sera les « Etats Généraux de la Culture Négritude ». Lui-même anticolonialiste, il était considéré par le président sénégalais comme « celui qui a le mieux compris le nègre parmi les Européens ». Cette visite aura des effets concrets sur la culture africaine, imposant l’art négroafricain dans le patrimoine artistique mondial. Malraux déclarera dans son discours : « L’Afrique est assez forte pour créer son propre domaine culturel, celui du présent et celui du passé, à la seule condition qu’elle ose le tenter ». Dans cette folle période qu’étaient les années ’60, les drapeaux et les hymnes nationaux montent dans le ciel événement : arts plastiques, littérature, musique, danse, cinéma, … C’est la première fois qu’une telle vitrine propose à l’art africain de s’ouvrir sur le monde.

Promotion de l’art africain

En réponse au discours de Malraux, Césaire rédigea ce qui semble évident aujourd’hui : « (…) jamais l’Afrique n’a eu autant besoin de l’art. Jamais elle n’a eu autant besoin de son art, de son propre art ». Somme toute, cela signifie que l’art africain existe d’abord dans le cœur, la tête et le ventre de l’artiste africain : il ne s’agit pas d’un savoir-faire en soi. Cette appréciation est un phénomène distinctif du XXe siècle. L’image de la sculpture africaine comme « primitive » et liée à des rituels sacrés se voit de plus en plus décontextualisée. Elle n’est plus liée à une origine culturelle, mais bien à un savoir-être qui émane d’une population abritée par le continent africain. Voilà pourquoi, à notre époque, nous voyons émerger un nombre de plus en plus important d’oeuvres d’art contemporain africaines, produite par des artistes dont les racines sont profondément ancrées dans la terre africaine. L’avenir nous dira si leurs peintures, sculptures, productions littéraires etc. pourront être appréciées pour ce qu’elles sont vraiment : l’expression d’un vécu africain.

Thierry Rayer

Le Musée Imaginaire d’André Malraux

L’une des nombreuses conséquences de la pandémie de Covid-19 a été l’augmentation du nombre de visiteurs en ligne des collections des musées. Le British Museum, par exemple, a récemment enregistré un pic important de fréquentation via Internet. Un nom qui revient souvent dans ce contexte est celui de l’écrivain et homme politique français André Malraux, inventeur du terme “musée imaginaire” – introduit dans son premier livre, la Psychologie de l’art en trois volumes (publié en français entre 1947 et 1949), qui a ensuite été révisé et publié en un seul volume dans Les Voix du silence (publié en français en 1951).

Il y a cependant une curieuse incohérence ici. Alors que le concept de musée imaginaire (généralement traduit par “musée sans murs” ou “musée imaginaire”) est un point de référence standard dans le contexte des musées virtuels, la théorie de l’art au sens large dont le concept est tiré est largement négligée, en particulier dans les pays anglophones, tant dans le domaine de la philosophie esthétique que dans celui de la muséologie. Pourquoi en est-il ainsi ? Une réponse est que la pensée de Malraux – dans des livres tels que « Les Voix du Silence » et « La Métamorphose des Dieux » – représente une rupture radicale avec l’esthétique traditionnelle. Plutôt que de confronter Malraux, de nombreux philosophes modernes de l’art lui ont, semble-t-il, simplement tourné le dos.

D’où la situation singulière dans laquelle le concept de musée imaginaire est assez fréquemment cité, alors que la théorie de l’art qui le soutient et lui donne un sens languit sans être lue et discutée. De ce fait, le sens que Malraux attribue à ce terme est souvent simplifié à l’excès et mal compris. Une erreur courante est de supposer que Malraux parle simplement de reproduction photographique. Douglas Crimp écrit, par exemple, que le musée imaginaire est simplement une collection de “toute oeuvre d’art qui peut être photographiée” (et affirme que le concept tout entier s’effondre lorsque les photographies elles-mêmes en viennent à être considérées comme des objets de musée), tandis que d’autres suggèrent que Malraux voulait se passer complètement des musées d’art et les remplacer par des reproductions. Une autre affirmation assez courante est que Malraux n’est pas seulement l’inventeur du terme “musée imaginaire”, mais que la chose elle-même est en quelque sorte sa création – quelque chose qui doit son existence à sa théorie de l’art, et qui offre une façon “malrucienne” particulière de voir l’art qui n’existerait pas autrement. Malraux lui-même aurait certainement rejeté ces propositions. À un niveau fondamental, le musée imaginaire n’est qu’une reconnaissance des réalités pratiques. Il reconnaît que, depuis le début des années 1900, notre monde de l’art a subi une immense transformation. N’étant plus l’apanage de l’art occidental, les musées d’art contiennent aujourd’hui des objets provenant des quatre coins du monde et des profondeurs de la préhistoire. Aujourd’hui, aucun musée, ou même plusieurs, ne peuvent espérer abriter un monde de l’art aussi vaste – le “premier monde universel de l’art”, comme le dit Malraux – d’autant plus que nombre des objets en question ne sont pas mobiles. Aujourd’hui,nous complétons donc les expositions des musées d’art par des oeuvres que nous ne pourrions voir qu’à travers des reproductions, des masques des îles du Pacifique à la sculpture hindoue en passant par les peintures rupestres de Lascaux. Cela situe le rôle des reproductions dans leur contexte. Malraux souligne certainement leur importance : elles sont la “presse à imprimer” des arts visuels, comme il l’a dit un jour, et leur rôle est tout à fait conforme à sa conviction de longue date, qui a inspiré son travail en tant que ministre de la culture, selon laquelle aucun effort ne doit être épargné pour accroître l’accès du public aux arts. Il était un fervent défenseur de la télévision comme moyen de stimuler l’accès à l’art et aurait certainement vu l’énorme potentiel de l’internet dans le même but. Néanmoins, le musée imaginaire n’est pas simplement une collection de “toute oeuvre d’art qui peut être photographiée”. C’est la collection idéale d’oeuvres de chacun – les oeuvres qu’il admire le plus – tirées aujourd’hui de notre vaste “monde universel de l’art”. Il s’agit d’une collection imaginaire de trésors artistiques, que l’on trouve dans les musées de briques et de mortier, à la télévision, dans les livres d’art ou dans les “musées virtuels” sur Internet. Elle ne “remplace” pas le musée d’art ; elle ne remplace rien. Il s’agit simplement d’un élément clé de notre expérience élargie de l’art dans le monde entier.

Bien sûr, dès que l’on commence à parler de “collections idéales” et de “trésors artistiques”, on s’interroge sur les finalités humaines de l’art. Choisissons-nous les oeuvres que nous plaçons dans notre musée imaginaire parce qu’elles nous procurent ce que les philosophes de l’art depuis le XVIIIe siècle ont appelé le “plaisir esthétique” ? Notre collection idéale repose-t-elle sur une forme de délectation perceptive sophistiquée ? La question soulève des problèmes trop vastes pour être abordés de manière satisfaisante ici, mais il est important de donner au moins un aperçu de la réponse de Malraux. Les gens confondent la nature de l’art avec le plaisir qu’il peut procurer”, écrit-il. Mais comme l’amour, l’art est une passion, pas seulement un plaisir. En bref, c’est une passion pour le sens. L’art, écrit Malraux dans une phrase souvent citée, “nie notre néant”. L’art n’est pas une religion, mais il aborde néanmoins les mêmes questions fondamentales auxquelles les religions répondent. Ainsi, le musée imaginaire, écrit-il, est “la collection d’oeuvres qui ont le pouvoir de nous faire vivre”.

Thierry Rayer

Malraux à Dakar en 1966

Du 1er au 24 avril 1966, Dakar a accueilli le Premier Festival mondial des artsnègres. Cet événement d’envergure a été organisé par l’État sénégalais et la Société africaine de la culture, un réseau international structuré autour de la prestigieuse revue parisienne et soutenu par l’UNESCO. L’objectif était ambitieux : le festival souhaitait offrir un forum pour l’expression d’une nouvelle société aux prises avec les promesses d’indépendance en Afrique. Un large éventail de disciplines était représenté. De tout ce ferment culturel, nous avons l’exposition d’art contemporain intitulée « Tendances et confrontations ». Un catalogue a été publié mais non distribué. L’exposition est remarquable comme une première tentative de représentation panoramique de l’art africain contemporain. Le travail de plus de 200 artistes, 25 nationalités présentées. Des représentants d’une trentaine de pays africains indépendants se sont réunis à Dakar, et six pays avec une importante diaspora africaine étaient également représentés : Brésil, Haïti, France, Trinité-et-Tobago, Royaume-Uni et États-Unis. En trois semaines et demie, plus de 2500 artistes, musiciens, écrivains et hommes politiques se sont réunis à Dakar, parmi lesquels Aimé Césaire, Haïlé Sélassié, André Malraux, Michel Leiris, Langston Hughes, Duke Ellington, Josephine Baker et Wole Soyinka.

Tendances et Confrontations

Malgré l’importance qui y est attachée, l’art contemporain n’est pas mentionné dans les plans initiaux du festival discuté en 1963. A ce stade, deux expositions sont prévues. La première, « Sources de l’art africain » était conçue comme une exposition de « chefs-d’oeuvre » empruntés à des collections privées et à des musées européens et américains. La seconde, « Tendances et confrontations » a été imaginée comme une exposition très différente de celle qui sera finalement réalisée sous ce titre : les organisateurs ont prévu une exposition dont le but aurait été d’évoquer la « place de l’art dans la vie de la communauté » et de souligner l’expression de l’art africain, avec l’art du Brésil et des Antilles, ainsi que les « influences de l’art africain sur la peinture, la sculpture et la musique contemporaines ». Ces deux axes seront finalement combinés au sein de « L’Art nègre ».

Le discours historique de Malraux

Le point le plus important soulevé dans son discours est le fait que l’art Africain a commencé à intéresser le monde seulement parce que Picasso l’avait évoqué. En effet, Picasso avait déclaré : « J’ai ressenti mes plus grandes émotions artistiques quand j’ai soudainement vu la beauté sublime des sculptures réalisées par des artistes anonymes d’Afrique ». Pour Malraux, ce que Picasso avait observé dans les masques africains sont les véritables principes d’un autre regard, d’une perspective étalée qui confère à l’objet sculpté un aspect polymorphe et polysémique qui n’a rien à voir avec un point de vue rationnel, mais avec autre chose : une pensée qui relie le rationnel au magique. Il voyait l’oxymore dans cette défragmentation se fragmenter pour se réparer. A noter que la gamme de sculpture de Picasso intitulé « artistes anonymes » en hommage aux artistes Africains est à l’origine du cubisme.

Dans son discours, Malraux soutient aussi que les Africains devraient chercher à construire un avenir basé sur un présent qui avait moins à voir avec le passé. Utilisant la métaphore des cathédrales européennes et des masques africains pour illustrer son propos sur les gloires du passé qui restaient dans le passé, il a déclaré que les mondes merveilleux qui les ont engendrés étaient partis et ne pouvaient pas être recréés. Sa déclaration impliquait que les oeuvres incarnaient les réalités de l’époque révolue de leur production. Malraux faisait également valoir un argument sur l’authenticité mais qui affirmait la vision téléologique de la modernité comme rupture radicale avec le passé.

Thierry Rayer