Jean Grosjean et André Malraux. Des camarades de 1940 aux amis d’après-guerre par Jacques Grosjean

Jean Grosjean et André Malraux. Allocution de Jacques Grosjean.
A Versailles, le 27 avril 2019

Jean Grosjean est plus jeune de 11 ans qu’André Malraux, mais ils sont nés tous les deux entre le début du XXème siècle et la première guerre mondiale dans des familles plutôt bourgeoises. Malgré l’époque dite belle, ils ont tous les deux une enfance difficile. Jean perd sa mère à 3 ans victime de la guerre. André voit ses parents divorcer houleusement à 4 ans. Jean sera élevé et ballotés par ses grands-parents paternels et maternels et par une belle-mère qui lui donnera des demi-frères et sœur. André aura aussi des demi-frères et sera élevé par une mère qu’il n’aime pas et par sa tante et sa grand-mère. A l’adolescence, tous deux se posent inévitablement des questions existentielles.

André y répond dès ses 15 ans par une passion exacerbée pour l’art et la littérature, une passion qui ne le quittera plus. Jean aura un parcours plus chaotique : de 15 ans à 22 ans, il essaye l’agriculture, le métier d’ajusteur, les études de philosophie avant de rencontrer la révélation du Christ et d’entrer au séminaire. Il a enfin trouvé sa voie lui aussi et ne la quittera plus guère lui non plus.

Ensuite André voyagera beaucoup à travers le monde à la découverte de l’art. Il puisera dans ces pérégrinations pour écrire ses chefs-d’œuvre.

Mais à l’âge ou Jean est enfermé au séminaire, André en en prison pour trafic d’art illégal.

Atteint dès l’enfance de la maladie de Gilles de Tourette qui lui donne des tics continuels, André est réformé et ne fait pas son service militaire. Jean n’a pas cette chance, alors il opte pour la coopération et part jouer au professeur de français au Liban. Il est réquisitionné pour faire la guerre en Syrie (tiens déjà !). Mais comme il tient son fusil comme un manche de pioche, il est renvoyé à ses élèves. Il en profite pour visiter les lieux saints et étudier les écritures saintes à travers le prisme proche-oriental.

Pendant ce temps André lui aussi tente la guerre, mais en Espagne, sans beaucoup plus de réussite. Cependant depuis 1933 il est célèbre. Il a obtenu le Goncourt pour La Condition Humaine.

En 1939, Jean, fraichement ordonné prêtre, a été mobilisé comme seconde classe du 101ème régiment d’infanterie et envoyé en forêt de Warndt. La forêt de Warndt est située au nord de la Lorraine sur la frontière allemande. Toute la frontière allemande est protégée par la ligne Maginot, formidable forteresse linéaire, mais au niveau de cette forêt, aucun système défensif n’a été réalisé, pour des raisons d’économie. En effet au sud de la forêt, il existe une grande zone marécageuse que l’on peut facilement inonder pour arrêter les troupes envahissantes. Mais le 101ème régiment d’infanterie placé au nord n’aura pas de repli possible et sera donc condamné de fait. Pour l’armée française, ce n’est pas grave : le 101ème régiment d’infanterie est composé de supposés réfractaires à l’armée. C’est-à-dire qu’on y trouve des pacifistes, des prêtres et des bretons !

Alors le colonel encourage régulièrement ses soldats qui ont bien compris leur situation potentiellement désespérée. Ses discours grandiloquents pleins d’à peu près et d’incohérences font l’amusement de Jean Grosjean et des acolytes. Et ils se gaussent du petit clocher qui fume qu’ils sont sensé retrouver rapidement. L’humour des condamnés !

André, lui, n’est pas mobilisé à cause de sa maladie. Alors il se porte volontaire et est incorporé comme seconde classe au 41ème régiment de cavalerie à la caserne de Provins où il apprend le maniement de ce nouvel engin qu’est le char. En fait il apprend surtout à en graisser les mécanismes. Il est sous les ordres du maréchal des logis Albert Beuret, un jeune homme à la gouaille bien prononcé qui dans le civil était coiffeur pour dame. Albert se prend tout de suite d’empathie pour cet aristocrate maladroit mais plein de bonne volonté. Ses clientes dans le civil ne parlent pas vraiment littérature et il ignore qu’il a affaire à un prix Goncourt. Malgré la sévérité qu’il se doit d’appliquer par son grade, il conserve un côté blagueur bon enfant, mais Malraux reste distant. Il ne se mêle pas si facilement au peuple. Pourtant il finit par se lier à ce type qui s’intéresse à lui en tant qu’homme et non comme une célébrité. C’est reposant à côté de la fausse condescendance ou la bête admiration des autres soldats.

En mai 1940, les allemands envahissent la France par les Ardennes. Le 101ème régiment d’infanterie n’est donc pas sacrifié et il a ordre de marcher à l’ouest pour couper la route à l’armée allemande. Mais l’infanterie va moins vite que les panzer-divisions. Le 101ème arrive sur Soissons alors que les allemands sont déjà à Paris. Le colonel réunit alors ses troupes et dans un nouveau discours grandiloquent leur donne l’ordre de marcher en direction des Pyrénées, puis il est monté en voiture et a disparu. Les soldats, à pieds et laissés sans commandement se sont dispersés. Les uns désertent, les autres pillent et cachent dans les bois des ballots de butins pour l’après-guerre, d’autres encore laissent libre cours à leur besoins de casser gratuitement. Jean obéit à l’ordre donné et regardant dédaigneusement le comportement des autres, marche d’un bon pas vers le sud. A Montereau il passe le pont sur la Seine juste à temps avant que la résistance ne le fasse sauter, mais il ignorait qu’il fallait aussi traverser l’Yonne et les deux ponts ont sauté en même temps. Il trouva un paysan qui le fit traverser en barque avec un âne agité. Après ce passage périlleux, il traverse la forêt de Montargis et arrive seul à l’entrée de la ville, le 16 juin. Des copains de régiment déjà arrivés le reconnaissent et l’invite à boire un verre dans un café. Peu enclin à boire, une constante chez lui, il prétexte du bruit anormal sur le pont voisin et va au renseignement, laissant arme et bagage au café : fendant la cohue, il rencontre un allemand qui triait : militaires par ici, civils par là. Il est fait prisonnier et conduit au camp de Sens.

Pendant ce temps, André qui n’a pas fini sa formation de char est envoyé également vers l’ouest depuis Provins pour se battre à pied, puis vers le Sud dans le même genre de débandade. Il est fait prisonnier avec Albert Beuret près de Sens ce même 16 juin et est également conduit au camp de Sens. Il se déclare blessé. En fait il a mal aux pieds et s’il est blessé, c’est surtout à son amour propre. Il se désespère, ayant perdu toutes ses affaires personnelles et se trouvant sans protection au milieu d’inconnus grossiers et vulgaires. Albert Beuret reste à ses côtés pour essayer de le réconforter et de l’aider. Il apprend le sens de la patience, du dénuement et du bonheur espéré.

Au camp de Sens, Jean n’a pas envie de discuter avec des prisonniers déprimés ou rêvant de gueuletons ou de parties fines. Errant dans le camp, il rencontre un autre homme qui le hèle de loin par un  « pourquoi a-t-on perdu la guerre ?». Après plusieurs jours de discussion diverses et variées, un autre prisonnier lui apprend qu’il s’agit d’André MALRAUX. Jean haussa les épaules et continua d’aller discuter avec cet homme comme s’il ne savait pas qui il était. L’essentiel est de pouvoir discuter intelligemment, qu’importe l’interlocuteur.

Un petit groupe se forme autour d’eux et tout est partagé, les idées, les repas, les corvées, les espoirs et même leurs modestes ressources. Jean en tant que prêtre a une autorisation pour sortir du camp sur parole pour faire des courses pour ses camarades : complément alimentaire, cigarettes…

Fin juillet, les moissons ne sont pas faites faute de bras. Les Allemands décident d’utiliser des prisonniers de guerre pour aider les paysans locaux. Jean qui a vent de cela rencontre les maires des villages voisins et fait l’éloge de son groupe. Monsieur Courgenay le maire de Collemiers est séduit et s’engage auprès des Allemands pour les prendre au service de sa commune et se porter garant de ces prisonniers. Ils sont onze bien qu’ils s’appellent le groupe des 10. N’étant pas paysans, certains proposent d’effectuer d’autres tâches.

André remettra en ordre la petite bibliothèque municipale, et donnera des cours d’histoire et de latin à trois enfants du village. Jean démontera des épaves automobiles, d’autres feront du bois, …etc. Et puis il y avait les balades, les discussions, les courses alimentaires (parfois jusqu’à Sens), et même quelques visites de parents ou d’amis. Ils étaient prisonniers sur parole et tenaient à ne pas décevoir le maire.

Ils sont tout d’abord logés spartiatement dans une grange. Le lieutenant Metternich, descendant d’une illustre famille de militaires allemands, vient les visiter et déclare en français : je n’en voudrais pas pour mes chevaux. Il réquisitionne une maison vide, celle du général Guitry captif en Allemagne. Ils s’installèrent donc dans une maison confortable qui devint la maison des 10.

Il existait une huilerie au village voisin, le village de GRON. Cette petite usine manquait également de bras et le maire de Collemiers accepta de prêter quelques-uns de ses prisonniers. Parmi ceux-ci il y avait Jean et Albert. Mais au lieu de travailler, ils discutaient sur la place de l’église sous de vieux tilleuls avec André, ou bien, quand ils daignaient travailler ils continuaient à discuter et avançaient leur travail  trop lentement ! Ils ont donc été renvoyés. En souvenir de ces discussions, André Malraux a écrit « Les Noyers de l’Altenbourg » qui auraient donc dû s’intituler « Les Tilleuls de Gron »

A Collemiers, André a découvert l’amitié, la solidarité, l’humanité. Albert et Jean se sont préparé une carrière exceptionnelle, on va le voir. A ces trois hommes la guerre a curieusement été plus que profitable.

Puis Malraux, inscrit par erreur au registre des prisonniers sous le nom de Georges Mabeaux (Georges était son premier prénom), a appris que les Allemands le recherchaient pour qu’il écrive sous l’autorité nazie. Ses proches qui étaient venu le voir à Collemiers étaient surveillés par les allemands qui souhaitaient ainsi le retrouver. Il décida de passer en zone libre avant d’être retrouvé. Il s’évada avec la complicité de ses 10 compagnons qui ne déclarèrent sa disparition au maire que quatre jours plus tard, délai prévu pour atteindre la zone libre. Le maire prend son temps avant de l’annoncer au lieutenant Metternich qui hausse les épaules et sourit.

La fuite d’un prisonnier libre sur parole et sans surveillance particulière étant dans l’ordre des choses et il était surprenant qu’il n’y en ait pas eu davantage parmi les 11. Alors il n’y eu ni sanction, ni remontrance. Le lieutenant Metternich qui savait, lui que c’était Malraux a étouffé l’affaire. Il avait un côté chevaleresque avec son code d’honneur et son estime pour les grands hommes et n’avait pas beaucoup d’accointance avec les nazis.

Le 17 décembre, les Allemands décident d’envoyer en Allemagne tous les prisonniers de guerre. Quatre des prisonniers de Collemiers s’évadent alors pour rejoindre leurs pénates en zone libre. Parmi ceux-ci se trouvait l’abbé Magnet qui devint célèbre plus tard au maquis du Vercors, mais que Jean ne trouvait pas très sympathique. Les six derniers, dont Jean et Albert, n’ont pas de point de chute en zone libre et sont donc conduits au camp de Joigny, puis après un court passage par la caserne d’Auxerre et par le camp de Cravant, c’est le départ pour le nord de l’Allemagne, début janvier 1941.

La période de Collemiers pour le trio Jean André Albert s’est déroulée comme une trêve au milieu de la tourmente, comme des grandes vacances calmes et heureuses qui souda définitivement l’amitié de ces trois hommes. La confiance de Monsieur Courgenay et la bienveillance du lieutenant Metternich ont été des atouts remarquables dans cet espèce de miracle.

Ensuite, les chemins de Jean et d’André ont certes divergés, mais chacun y a trouvé son compte. On peut remarquer qu’Albert arrivé dans les pas d’André continue son chemin avec Jean. Ces deux compères dans un camp en Allemagne ont reformé un groupe de 10 camarades. Parmi-ceux-ci se trouve Claude Gallimard, le fils du grand éditeur parisien, qui parvient à se faire livrer des caisses de livre pour distraire ses camarades. Jean pour passer le temps écrit des pastiches de grands écrivains et les lit à ses camarades mélangés à de vrais textes. Claude est émerveillé car il ne devine jamais le vrai du faux. Il se jure d’éditer Jean après-guerre.

Pendant ce temps André après quelques hésitations et maladresses, parvient enfin en 1944 à entrer activement dans la résistance où il se fit d’autres amis et où il prépara sans le savoir sa future carrière politique. Mais pris par les allemands, il fera à nouveau quelques jours de prison juste avant la libération de Toulouse. Puis il devient colonel de la brigade Alsace Lorraine et s’octroya plus d’un fait de guerre imaginaire.

Après-guerre, fort de ses états de service un peu gonflés, et en admiration du général de Gaulle, André sera ministre de tous ses gouvernements. Par contre, il ne peut pas oublier Collemiers et quand Albert doit arrêter la coiffure pour raison de santé, il l’embauche comme secrétaire personnel puis comme chef de cabinet.

Au contraire Jean qui n’aime pas les honneurs et qui n’a pas d’état de service, retourne dans l’ombre d’un presbytère. Et il commence à écrire. Il reste en contact avec André et lui envoie ses notes pour avis. André est subjugué et montre ces écrits chez Gallimard et Claude se souvient de sa promesse. Grace à André et à Claude, rencontre improbable de prisonniers de guerre, la carrière littéraire de Jean est lancée. La solidarité entre eux se poursuivra sans relâche.

Ainsi, lorsque Jean se trouve en difficulté avec sa hiérarchie catholique à cause de ses commentaires de textes saints à la manière proche orientale, et qu’il préfère quitter l’Eglise de lui-même avant qu’on le pousse dehors, Claude n’hésite pas à l’embaucher chez Gallimard. Plus tard il embauchera également Albert quand André ne sera plus ministre et n’aura plus besoins de ses services.

Autre preuve de solidarité : en 1966, André se sépare de Madeleine sa troisième compagne. Il se retire à la Lanterne, un pavillon de l’ancienne ménagerie située au fond du parc du château de Versailles. Cette propriété était à l’époque à disposition du premier ministre qui ne l’occupait pas et l’a donc prêté à son ministre de la culture. Mais il se sent seul et démoralisé. Jean vient aussitôt à son secours avec famille et bagages et les Grosjean s’installent également à la Lanterne en 1967. Un  an plus tard à l’été 1968, André revigoré part s’installer chez Louise de Villemorin. Alors Claude achète un appartement à Versailles pour reloger Jean et sa famille.

Ainsi, André, Jean, Albert et Claude resteront inséparables malgré leurs différences, jusqu’à la fin, comme les quatre éléments ou les quatre saisons. Leurs caractères, leurs goûts, leurs vies, leurs idées aussi sont loin d’être les mêmes, mais leurs discutions de prisonniers les ont soudés à tout jamais et les ont rendus complémentaires dans toutes les adversités de la vie : André c’est le printemps avec ses bourgeonnements continuels d’idées et c’est le feu de l’action. Albert c’est la chaleur de l’été avec son côté bon enfant et son contact chaleureux, mais c’est aussi un esprit libre et vif comme l’air. Jean c’est l’automne et la terre qui mêlent la beauté naturelle à la mélancolie d’un monde paysan qui va finir en préparant sa renaissance. Claude le taciturne représente l’hiver et l’eau qui dort.

André, le premier parti, en 1976, a prévu pour son testament trois exécuteurs : Albert, Jean et Florence sa fille. Le miracle de Collemiers s’est poursuivi au-delà de la vie en amitié solidaire et éternelle.

En dernier clin d’œil à l’amitié qui les liaient, Jean a publié en 1987 chez Gallimard un récit poétique intitulé La Reine de Saba, 53 ans après le voyage rocambolesque d’André en petit avion à la recherche des restes du palais de la Reine de Saba au Yemen. Puis 6 ans plus tard, il récidive et insiste en publiant et préfaçant toujours chez Gallimard un récit inédit d’André Malraux intitulé La reine de Saba, et sous-titré Une aventure géographique.

Si la Reine de Saba de Jean est le récit poétique et émouvant à plus d’un titre, développant la vie d’une reine amoureuse d’un homme exceptionnel, La Reine de Saba d’André est le récit tout aussi émouvant et poétique d’une aventure à haut risque à la recherche d’une civilisation perdue dont le seul dirigeant connu est une reine exceptionnelle.

Je ne résiste pas à vous lire le début de la préface de Jean :

« Avoir 20 ans à l’issue de la guerre de 1914 c’était survivre au suicide de l’Europe. Le jeune André Malraux s’est mis à dire avec des symboles farfelus l’inextricable imbrication des horreurs et des délices. Il espérait beaucoup et il refusait beaucoup. Il avait dans l’âme une grande lumière vacillante et des dégoûts définitifs.

Son contact brutal avec l’Extrême-Orient l’a délivré de cette impasse. Il a découvert une réalité humaine inattendue. C’est un Malraux précocement mûri mais comme divisé qui d’une part va tenter de franchir par la générosité de l’action la passerelle où titube l’intelligence. »

A quelques choses près, ce texte pourrait tout aussi bien s’appliquer à Jean Grosjean lui-même, prouvant ainsi la proximité de ces deux hommes et l’inextricable imbrication de leurs vies, que j’ai tentées de vous faire partager aujourd’hui.

Jacques Grosjean – avril 2019

Texte publié dans Lueurs, bulletin n°4 de l’association La lueur des jours de Jean Grosjean – août 2019