Malraux et le cinéma par Guy Talon

MALRAUX ET LE CINÉMA

 Abréviations et éditions utilisées : elles seront suivies du numéro de la page de référence :

CH: La Condition humaine, Paris, Gallimard, 1933, coll. « Folio », n° 1, 317 p.

Es. : Esquisse d’une psychologie du cinéma, Paris, Gallimard, 1946, plaquette non paginée, VI chapitres (ou « Pléiade », tome IV).

HPL. : L’Homme précaire et la littérature, Paris, Gallimard, 1977, coll. « Blanche »

Int. : L’Intemporel, Paris, Gallimard, 1977, 424 p. (ou « Pléiade », tome V).

Vs: Les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1951, 657 p. (ou « Pléiade », tome IV).

(NB. : L’orthographe d’époque, choisie par Malraux, des noms des personnages historiques chinois sera respectée.)

(Les œuvres complètes de Malraux seront bientôt contenues dans six tomes de la « Bibliothèque de la Pléiade » et, à ce jour, cinq sont déjà parus : le dernier volume sera consacré aux préfaces, articles, discours et entretiens transcrits concernant la littérature, la politique et la culture.)

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Si l’on pense que le cinématographe se métamorphosa et devint le cinéma quand le réalisme de Lumière fusionna avec la féerie de Méliès, on peut dire que Malraux naquit dans le même temps. À l’orée du siècle, dans une intelligente Europe où l’électricité, la vitesse mécanique, la radiodiffusion allait changer le décor, et dont la Grande Guerre brisa le limès. Par d’énormes brèches s’écoulèrent des flots de sang qui charriaient les valeurs mortes et les forces utiles.

À cette époque, Malraux se libère d’une enfance qu’il n’aime pas en absorbant des images essentielles. Il se gorge de lecture et, à Bondy, il découvre le cinéma forain. On y donne, entre autres, la première version des Misérables, celle de Capellani, des films à épisodes, des ciné-romans. Vers la fin de la guerre, lorsqu’arrivent en France les premières réalisations américaines, il est émerveillé par les aventures de Charlot : ce vagabond maladroit mais astucieux voire roué, toujours à la recherche du bonheur et de la justice, restera, dans son œuvre, une référence aussi constante que celle des insurgés épiques du Cuirassé Potemkine.

D’ailleurs, quant au cinéma, ses exemples seront toujours classiques. S’il fut, jusqu’à la fin des années trente, un spectateur assidu, il ne considéra pas le cinéma, à la manière des surréalistes, comme un mystère social, mais comme un « domaine de création » (Int., 379), une étape supplémentaire sur le chemin de la reconquête. Et si, lors d’un séjour à Berlin, il s’enthousiasme pour le cinéma expressionniste, c’est qu’il y retrouve, rôdant à l’intérieur de décors inquiétants, anguleux, déformés, certaines de ses hantises capturées.

Il s’intéresse à l’art cinématographique plus qu’à ses variations et, dans son Esquisse de la psychologie du cinéma, rédigée en 1939 et publiée en 1946, il ne citera explicitement que trois réalisateurs : Griffith, Chaplin, Ford. Il ne nommera que quelques films (Nosferatu, La Chevauchée fantastique, Les NibelungenLe Million, Potemkine, Caligari, Je suis un évadé, la série des « petits Charlots ») et quelques acteurs : Marlène Dietrich, Greta Garbo, Éric von Stroheim, Jean Gabin, Charlie Chaplin.

Ce n’est qu’après son second séjour en Indochine qu’il assiste à la projection du Napoléon d’Abel Gance, et qu’il mesure l’importance des recherches des jeunes cinéastes soviétiques : Vertov, Poudovkine, Dovjenko, Eisenstein surtout qu’il égale aux grands peintres. À ce moment-là, fortifié par son aventure et ses luttes indochinoises, lié par ses admirations variées au monde des formes, il peut élaborer sa propre esthétique.

L’influence du cinéma sur la technique romanesque de Malraux.

Dans L’Esquisse d’une psychologie du cinéma, Malraux explique comment, selon lui, le cinéma spectacle est devenu un art. « La naissance du cinéma en tant que moyen d’expression » (chap. II) date du moment où les cinéastes ont inventé le découpage en plans et le montage. Ainsi le cinéma échappe-t-il à une simple fonction de « reproduction » (ibid.). Il acquiert une indépendance qui permet aux réalisateurs de choisir dans la confusion de la vie des « instants privilégiés » et des « images significatives » ; de conquérir ce qui constitue, en somme, l’ontologie de l’art : l’autonomie et le pouvoir de transformer le monde.

Poursuivant son analyse, Malraux précise que le montage, le cadrage, l’éclairage, la composition débarrasseront le cinéma de sa théâtralité, de ses complaisances pour la narration, alors que le bruitage et le dialogue augmenteront sa puissance d’expression. Ce qui va inciter ce septième art à s’attaquer au genre romanesque, à chercher à le détrôner. Bien qu’il lui soit difficile de « passer à l’intérieur des personnages1 » (Es., II), le cinéma peut mettre, autour des discours, « la rue véritable et le décor fantastique, le ciel et la mer aussi bien que l’ombre de Nosferatu » (ibid., IV).

De ce pouvoir, pense-t-il, le cinéma tirera un avantage infini et c’est une des raisons pour lesquelles Malraux cessera d’écrire des romans. À la recherche d’un genre nouveau où la vie s’enrichit de la fiction et inversement, il compose de 1965 à 1975 son Miroir des limbes.

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Auparavant, il avait écrit six romans : Les Conquérants (1928), La Voie royale (1930), La Condition humaine (1933), Le Temps du mépris (1935), L’Espoir (1937), et Les Noyers de l’Altenburg (1943). Une ébauche, Le Règne du Malin, commencée pendant la « drôle de guerre » puis abandonnée, deviendra, dans les Antimémoires, un scénario attribué à Clappique qui fait, là, une réapparition balzacienne.

Déjà, le découpage des Conquérants, avec ses indications de lieu et de temps, s’apparente à celui d’un scénario. Son écriture sèche, syncopée, elliptique, ses dialogues serrés, ses scènes brutales le rapprochent d’un film d’actions guerrières et du cinéma vérité, le « kino-pravda » tel que le transforma Roberto Rossellini.

Il n’en est pas moins vraisemblable que Malraux pensait à lui-même lorsqu’il écrivit dans sa préface au livre d’André Viollis, Indochine S.O.S., en 1935 : « (…) Il est bien peu de romanciers de notre temps qui n’aient rôdé autour des reportages réunis en volumes, qui n’aient senti que se préparait là une forme nouvelle du roman, et qui n’aient assez vite abandonné leur espoir. (…) La force virtuelle du reportage tient à ce qu’il refuse nécessairement l’évasion, à ce qu’il trouverait sa forme la plus élevée (tout comme dans le roman de Tolstoï) dans la possession du réel par l’intelligence et la sensibilité, et non dans la création d’un univers imaginaire (univers destiné parfois, lui aussi, à la possession du réel). Un reporter, dans un art dont la métaphore est l’expression essentielle, ne peut être qu’un manœuvre ; le poète, le romancier seront toujours plus grands que lui. Si l’objet de l’art est de détruire le fait, le reporter est battu ; mais si cet objet peut être le rapprochement elliptique, non de deux mots, mais de deux faits, cinéaste et reporter retrouvent leur force, et c’est la même. »

   La Voie royale, dont l’intrigue avance comme un long travelling allant du visage de Perken, profilé dans la pénombre, à un gros plan de ce même visage éclairé par la lumière, aveuglante, du soleil et de la mort, est un roman plus maîtrisé que Les Conquérants. Malraux y abandonne le récit à la première personne : une instance anonyme raconte les événements au passé, adoptant d’abord le point de vue de Claude puis celui de Perken. Quelques « dialogues de scène » (Es., V) donnent à l’aventure de ces deux personnages sa « troisième dimension » (ibid.).

Ce roman, chargé de symboles, a tenté plus d’un cinéaste : Maurice Tourneur en 1931, après qu’il eut mis en scène ses premiers films parlants, dont Partir d’après le reportage romancé de Dorgelès ; Robert Rossen (le réalisateur de Body and Soul, un splendide film noir) en 1959 ; enfin, Terence Young auquel Malraux avait, en 1969, donné son accord. Il semble que ces trois cinéastes se soient heurtés aux exigences de la production et ces projets n’aboutirent pas. On ne peut que le regretter, car La Voie royale est aussi riche que Heart of Darkness (Le Cœur des ténèbres) de Conrad que Francis Ford Coppola a adapté et porté à l’écran sous le titre : Apocalypse Now.

Mais c’est La Condition humaine, le roman le plus construit de Malraux, qui caractérise le mieux son esthétique. À la première lecture, ce livre très dense donne l’impression d’un livre nocturne et funèbre dont l’unité échappe. Alors qu’à la seconde lecture l’intrigue apparaît ordonnée, précise, montée avec une telle force qu’elle semble tirée vers sa fin par un fil d’acier.

Pour qualifier la composition de ce roman, on peut se servir des expressions employées par Malraux dans un compte rendu du livre de Michel Matveev, Les Traqués: « suite de tableaux coordonnés par une fatalité » et « littérature de montage ». Montage mécanique (assemblage des pièces d’une machine à tuer) et montage cinématographique : assemblage de plans par coupure et collage en fonction d’un scénario. Un montage « cut ». Ou, plutôt, un montage par ellipse dont Eisenstein disait qu’il créait « cette forme d’émotion (…) intérieure qui distingue l’œuvre pathétique du simple énoncé d’événements. »

   La Condition humaine se divise en sept parties nettement inscrites dans la durée et dans l’espace. Les six premières parties se déroulent en 1927, à Shanghaï : le 21 mars (premier jour du printemps pour les Européens3), le 22 et le 23 mars, le 11 avril, la nuit du 11 au 12 avril, le 13 avril. L’action de la septième partie se déplace à Paris, au mois de juillet 1927, et à Kobé au printemps. Sans indication de date. Mais, puisqu’il est question du premier plan quinquennal soviétique qui sera lancé le 1er octobre 1928, on peut penser qu’il s’agit du printemps de cette année-là.

Ces parties se subdivisent en séquences, elles-mêmes conçues comme une succession de scènes.

La première partie, par exemple, comprend dix séquences :

Shanghaï, 21 mars 1927

Scénario Heure Lieu
1.- Tchen tue un trafiquant d’armes et il

découvre la puissance du sang.

Minuit et demi. Hôtel dans les concessions.

 

Intérieur nuit

2.- Il rejoint Kyo, Katow, Hemmelrich et Lou-You-Shuen car les armes sont payables à la livraison.

Kyo ne reconnaît pas sa voix enregistrée car il l’entend pour la première fois.

Une heure du matin.   Avenue des Deux-Républiques

puis magasin de disques : « Lou-You- Shuen et

Hemmelrich phonos ».

 

 

Intérieur et extérieur nuit

 

3.- Kyo et Katow vont chercher des renseigne- ments sur l’avancée des armées du Kuomintang vers Shanghaï. Vieille ville chinoise et boutique de Shia.

 

Intérieur et extérieur nuit

4.- Kyo prend contact avec Clappique. Celui-ci servira d’intermédiaire pour un prétendu achat d’armes. Deux heures du matin. Au Black Cat, dancing.

 

Intérieur nuit.

5.- Katow prépare son tchon (groupe de combat) pour l’attaque du bateau qui transporte les armes, le Shan-Tung. Puis avec Kyo, il se rend dans un magasin relais du Kuomintang. Vieille ville chinoise : pièce où s’entraînent les communistes du tchon et boutique chinoise.

 

Extérieur et intérieur nuit

6.- Dialogue de Kyo et de Gisors, son père Vers trois heures du matin. Maison de Gisors.

 

 

Intérieur nuit

7.- Dialogue de Kyo et de May, sa femme. Kyo découvre la jalousie. Chambre de Kyo dans la maison de son père.

Intérieur nuit

8.- Arrivée de Clappique. Kyo repart avec Katow et médite sur la condition humaine. Vers quatre heures du matin. Vieille ville chinoise.

 

Extérieur nuit et intérieur nuit

9.- Dialogue de Tchen et de Gisors à propos du meurtre ; ensuite Gisors recourt à l’opium. Maison de Gisors.

 

Intérieur nuit

10.- Attaque du Shan-Tung et prise des armes. Quatre heures et demie du matin. Débarcadère et sur le bateau.

 

Extérieur et intérieur nuit

Fin de la première partie : le jour se lève.

À l’intérieur de chaque séquence, l’organisation interne des scènes participe aussi de la technique cinématographique. Dès la première page du livre, le lecteur pénètre dans l’action ex-abrupto. Par le biais du style indirect libre, il est invité à « coïncider d’emblée avec une conscience en situation4 ». Puis il s’aperçoit que Malraux a choisi, avec soin, son décor, son éclairage, et qu’il procède par plans alternés.

En 1954, Thierry Maulnier réalisa une adaptation théâtrale de La Condition humaine. Il dut, pour que la première scène fût compréhensible, recourir à un monologue peu convaincant alors que cette scène eût été facile à porter à l’écran, même sans le secours de la voix « off » pour connaître les pensées de Tchen, le personnage le plus esclave du livre qui devra se tuer pour dominer sa condition. (Il se jette avec une bombe sous la voiture de Chang-Kaï-Shek mais celui-ci n’est pas dans sa voiture et le sacrifice de Tchen est manqué comme toute sa vie.)

En restant dans le domaine du cinéma muet en noir et blanc, on pourrait reconstituer la scène en quelques plans. D’abord un plan de demi-ensemble de l’intérieur de la chambre d’hôtel éclairée par la « lumière (…) du building voisin » : au milieu, Tchen, immobile, un poignard à la main. La caméra se déplace, cadre la moustiquaire, le lit, le dormeur. Gros plan sur le pied nu du dormeur. La caméra suit l’avancée de Tchen cadré en plan moyen. Un plan fixe sur le lit. Gros plan sur le pied toujours immobile. En enchaîné : plan rapproché du lit, image plein cadre de l’ombre des barreaux de la fenêtre projetée sur le mur de la chambre par la lumière extérieure. (Symbole ambigu : Tchen est-il prisonnier parce qu’il doit tuer ou parce qu’il n’a pas encore tué ?). Jeux de l’ombre et de la lumière. Gros plan sur le pied qui « tourne comme une clef » (CH., 11). Plan demi-rapproché : Tchen frappe, le sang coule. Plan rapproché de Tchen qui n’a pas lâché le poignard. Gros plan sur son visage qui exprime l’horreur puis une sorte d’extase. Recul de la caméra vers le plan moyen : une ombre déformée grandit sur le drap blanc près de la tâche de sang. C’est un chat que Tchen, en plan de demi-ensemble, poursuit jusqu’au balcon. Panoramique demi-circulaire qui montre la ville de Shanghaï. Contre-plongée vers le ciel, les nuages, les étoiles ; gros plan sur le visage de Tchen soulagé ; plongée sur le fleuve luisant, la rue, « le macadam mouillé », les voitures escortées par le halo de leurs phares, quelques passants – les autres, ceux « qui ne tuent pas » (CH., 13). Carton narratif pour expliquer la raison politique de ce meurtre. Fermeture en fondu. Aucun peintre ne peut exprimer cela sans peindre une série de tableaux à la manière des cycles de Hogarth, Eisenstein l’aurait fait admirablement, car le cinéma, comme la littérature, laisse le temps se déployer.

En 1971, Malraux a expliqué à Jean Vilar5 comment le réalisateur d’Octobre, avec lequel il avait travaillé, lors de son séjour en URSS en 1934, à une adaptation de La Condition humaine, concevait la transposition de la scène du don du cyanure qui eût été la dernière du film : « Vous vous souvenez des prisonniers qui vont être jetés vivants dans une locomotive qui a un foyer énorme, puisqu’elle est chauffée au bois : on les appelle l’un après l’autre et ils se dirigent vers la locomotive. Katow se dirige à son tour vers la locomotive. Or, il est blessé et il boite. Il y avait un plan où Katow, qui boite de sa jambe plus courte, s’inclinait vers la droite, le plan suivant montrait l’une des armées révolutionnaires marchant vers Shanghaï sur la droite. Katow fait le pas suivant et par conséquent se redresse, puis l’autre armée révolutionnaire monte vers Shanghaï sur la gauche. Toute la séquence était comme ça : un pas de Katow, une armée, un autre pas, l’autre armée, et Eisenstein, au montage, accélérait le mouvement jusqu’au moment où l’on voyait non pas jeter Katow dans la locomotive mais seulement le prendre ; puis le grand coup de sifflet signifiant que la locomotive avait reçu sa proie, et en même temps que ce sifflet les deux armées se rejoignaient et entraient dans Shanghaï. »

Hélas ! ce film ne fut pas tourné. Ici, comme ailleurs, la dictature stalinienne trancha dans le vif. Depuis son voyage aux USA, Eisenstein était l’objet de violentes attaques. En 1935, il dut faire son autocritique et revenir au « réalisme socialiste ».

Malraux cinéaste : Sierra de Teruel (Espoir).

Au début de l’année 1938, afin d’aider encore l’Espagne livrée au fascisme européen, pour arracher les démocraties – en particulier les USA – à leur neutralité, pour prévenir la Deuxième Guerre mondiale, Malraux décide de porter à l’écran une partie de son roman, L’Espoir, qui vient de paraître au mois de décembre 1937. Parce qu’il veut montrer l’Espagne républicaine après deux années de guerre civile, il choisit quelques temps forts du livre et en resserre l’intrigue. Elle se déroulera en quarante-huit heures sur un champ d’aviation, dans le village de Linas et dans la sierra de Teruel.

Dans le scénario, qu’il conçoit entre la chute de Teruel et le moment où le territoire de la République est coupé en deux par une offensive nationaliste qui atteint la Méditerranée, il décide de mettre en parallèle des actions simultanées : l’histoire des aviateurs bombardant un champ d’aviation fasciste puis sauvant leurs camarades dont l’avion s’est fracassé sur un rocher de la sierra, et celle d’un groupe de partisans venus de Teruel pour défendre, avec les paysans, le village de Linas menacé par des blindés maures qu’arrêtait l’arrivée de l’armée républicaine. Les actions, comme dans le roman, devaient se coordonner. Malheureusement, Malraux ne réussit pas à construire son film avec cette rigueur. Trop de difficultés matérielles s’y opposèrent. Sur trente-neuf séquences prévues, vingt-huit furent terminées et dix-huit retenues au montage.

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Le tournage de Sierra de Teruel commença, en juin, aux studios de Montjuich à Barcelone. Les scènes d’extérieur furent filmées aux alentours, dans le massif de Montserrat, pendant la campagne de Barcelone et dans des conditions de plus en plus malaisées. Lorsque, le 26 janvier 1939, les franquistes entrent dans Barcelone vaincue, Malraux et son équipe fuient, passent la frontière. Le film sera terminé en France.

Après quelques raccords tournés à Villefranche-de-Rouergue, Malraux, assisté par Georges Grace, monte le film en six semaines, à Joinville. Des projections privées à l’intention de Juan Negrin et du gouvernement républicain en exil, puis une séance critique le 11 août 1939 au Rex, le cinéma géant du boulevard Poissonnière à Paris, font grande impression. Le lendemain, dans le journal Ce Soir, Aragon écrit : « C’est une date de notre histoire. (…) Ce film où bat le cœur de tout le monde et où souffle le génie d’André Malraux. »

Tel qu’il est, dissimulant ses blessures sous le taffetas des intertitres, réaliste et symbolique à la fois, avec ses dialogues adaptés en espagnol par Max Aub, sous-titré, lyrique quoique dépouillé, l’unique film de Malraux annonce autant le néo-réalisme italien qu’il évoque le meilleur cinéma soviétique. Censuré pendant la durée de la guerre, il fut présenté au public, à la Libération, sous le titre, voulu par le distributeur : Espoir.

Comme dans ses livres, Malraux y utilise l’asyndète, l’ellipse, la synecdoque chère à Eisenstein, et ce qu’il appelle des « équivalences significatives » (VS., 354). Par exemple, quand il filme l’attaque d’un canon par une auto armée d’une mitrailleuse (séquence 9), il traduit la collision par un plan représentant un vol d’hirondelles effrayées, accompagné par le bruit « off » du choc.

Comme dans ses livres aussi, il clôt son film par un hommage à la fraternité : la longue et magnifique séquence de la descente de la montagne. Ce cortège, orchestré par une marche processionnaire composée par Darius Milhaud, a inspiré à Marcel Oms deux beaux paragraphes : « Le point culminant de cette harmonie demeure la longue procession des morts, des rescapés et des blessés, dessinant à flanc de montagne, (…) tout à la fois un calvaire, une descente de croix et une pietà contagieuse, dressant vers le ciel non pas des mains qui prient mais des poings qui saluent ce qui reste d’espoir.

Sur des images qui peuvent évoquer une descente de croix selon Mantegna, dans un mouvement qui emprunte au Tintoret le cérémonial funéraire d’un Golgotha incandescent, (….) la musique de Darius Milhaud germe, s’élève puis accompagne une des plus poignantes apothéoses de la mort lazaréenne, ouvrant son sépulcre fait d’une montagne entière6. »

Malraux, le cinéma et le mythe.

Malraux eut, un temps, l’idée de réaliser un film sur la Résistance. En 1946, il rencontra, pour cela sans doute, Alexander Korda, réalisateur et producteur ; auteur, entre autres, du brillant Lady Hamilton (1941), un film d’appel à la lutte contre Hitler. Mais, engagé au côté de Charles de Gaulle dans son combat contre Staline, ses séides et ses thuriféraires, il ne donna pas suite à ce projet7. Il s’éloigna des milieux du cinéma où gravitaient les intellectuels qui le condamnaient parce qu’il osait s’attaquer au puissant parti communiste ou, tout simplement, pour se faire un nom… Ce n’est que beaucoup plus tard qu’on cherchera à comprendre ce que signifiait le gaullisme de Malraux.

Il ne cesse pas, cependant, de s’intéresser à l’audiovisuel. Partageant, avec Mac Luhan, la quasi-certitude que s’achève le temps de la royauté de l’écrit, il dit, dès sa participation au gouvernement provisoire, que les nouveaux médias peuvent transformer l’enseignement et, peut-être, métamorphoser l’imaginaire. Il voudrait être le Jules Ferry de l’image. « Chaque enfant de France, déclare-t-il à l’Assemblée nationale dix ans après, a droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma comme à l’alphabet. » Pourtant, de plus en plus, il se méfie de l’industrie cinématographique car, à l’encontre du « meilleur cinéma », elle ne respecte que les lois du marché qui, tôt ou tard, deviennent des lois de destin.

Dans la plupart de ses discours sur la culture, il s’attaque aux industriels du rêve : « Pour la première fois, dit-il, les rêves ont leur usine et, pour la première fois, l’humanité oscille entre l’assouvissement de son pire infantilisme et La Tempête de Shakespeare. (…) Chaque civilisation a connu ses démons et ses anges. Mais ces démons n’étaient pas nécessairement milliardaires et producteurs de fictions. (…) Nous avons découvert qu’il y a en chacun de nous une vulnérabilité du rêve – mais en même temps ceux qui vivent de ces usines ont découvert quels étaient les moyens d’action sur cette vulnérabilité. Et nous sommes dans une civilisation qui est en train de devenir vulnérable du fait très simple que ce qui est le plus puissant sur les rêves des hommes, ce sont les anciens domaines sinistres qui s’appelaient démoniaques : le domaine du sexe et le domaine du sang8. »

En revanche, dans son discours de clôture du Festival de Cannes, en mai 1959, Malraux qualifie le cinéma de « premier art mondial » parce qu’il instaure une sorte de communion planétaire « grâce à la mystérieuse fraternité des images ». Afin de concrétiser sa pensée, il se servira dans plusieurs de ses discours du même exemple : la première adaptation d’Anna Karénine réalisée par Edmund Goulding en 1927, avec Greta Garbo dans le rôle éponyme. Il affirme que « la puissance de l’image est victorieuse des différences de langue ». « Au service du Russe Tolstoï, ajoute-t-il, une actrice suédoise, dirigée par un metteur en scène américain, bouleverse l’Occident, l’Inde et le Japon. »

En tant que ministre, au cours de ses voyages mondiaux, il se présente comme un missionnaire de la culture. Il cherche à constituer un sixième « continent de la culture », fondé sur les valeurs de dialogue propres à chaque pays. Un continent dans lequel la France du général de Gaulle jouerait un rôle semblable à celui que joua la Grèce à l’intérieur du monde antique. De ce continent, les contours varieront, mais l’idéal poursuivi restera le même. C’est celui d’une immense collectivité soudée par la culture, riche des qualités de chacun des peuples qui pourraient la composer ; qualités multipliées par les moyens modernes de la diffusion, dont le cinéma.

Il n’oubliera pas de signaler, à Tokyo, en 1962, que la formation de cette fédération de la culture « a deux infranchissables barrières : la servitude et la faim » et que chacun, dans la mesure de ses moyens, doit s’efforcer de les abolir.

Quoi qu’il en soit, ce grand rêve fraternel ne survivra pas au départ de Charles de Gaulle.

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Pendant les onze années de son ministère, Malraux intervint, économiquement, en faveur du cinéma. Des actes officiels facilitèrent la diffusion, la conservation des films et la création ; l’avance sur recettes, dont il est l’inventeur, fut accordée à presque tous les films français de qualité entre 1960 et 1969, la mise en place d’une coproduction du cinéma et de l’O.R.T.F. permit à Bresson, entre autres, de réaliser Mouchette.

Il participa à quelques cérémonies. Il rendit hommage à Marcel Carné. Il prit, à Cannes, la défense de deux longs métrages d’Alain Resnais : Hiroshima mon amour et La guerre est finie. Mais il n’écrira rien sur le cinéma d’après-guerre, ne dira rien, en public du moins, de l’œuvre des grands réalisateurs mondiaux de 1945 à 1975.

Le cinéma n’avait pas répondu à son attente.

Dans le dernier chapitre de son dernier livre, L’Homme précaire et la littérature, après avoir mis en lumière les « imaginaires » qui, tour à tour, ont gouverné notre civilisation, il examine « l’imaginaire des images » (HPL., 301) et il constate que, si le cinéma a créé un illusionnisme beaucoup plus puissant que celui du roman, il n’a rien ajouté à « l’imaginaire du roman » (ibid.). Arrivé à son apogée avec le scientisme et les philosophies optimistes de l’Histoire, le roman portait des valeurs humanistes et plaçait ses espoirs dans le XXe siècle. Aujourd’hui, ces espoirs sont morts et, quels que soient les progrès de la science, ils ne réussissent pas à effacer la menace de la destruction.

L’ « imaginaire des images » n’a pas provoqué de métamorphose spirituelle capable d’engendrer de nouvelles valeurs, un nouveau « cosmos » au sens où l’entendaient les Grecs. Même lorsqu’il n’est pas investi d’une fonction de divertissement, même lorsqu’il est touché par le génie, le cinéma n’est pas plus formateur que le roman ni plus maître que lui du chaos. Mais il révèle la précarité, le caractère aléatoire de notre époque ; une époque où il semble que nous tournions sur un manège saturé de couleurs afin de retarder la marche de l’avenir. Dans son miroir magique et cruel, le cinéma réfléchit l’âme tourmentée des sociétés dont il naît. Depuis trois décennies, il se console avec le passé et, quand il envisage l’avenir, c’est avec horreur ou une grande puérilité.

Guy Talon

Notes :

1.- Dans L’Homme précaire et la littérature (p. 304), Malraux écrit, à propos de la « voix intérieure » des personnages, que le cinéma « en est toujours au confident, au commentaire, à la voix « off ». Il semble qu’en 1976 cette faiblesse lui paraisse plus fâcheuse qu’en 1939. Dans son Esquisse d’une psychologie du cinéma, il admettait qu’une psychologie dramatique était aussi puissante qu’une analyse et, peut-être, aussi révélatrice.

2.- La Nouvelle Revue Française, n° 249, 1er juin 1934.

3.- Il fallut attendre 1929 pour que le calendrier grégorien soit officiellement appliqué en Chine.

4.- Michel Raimond, Le Roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, 1981, 298 p., p. 175.

5.- Transcription revue par Malraux. Cet entretien a été inclus dans la série intégrale des neuf émissions programmées par l’O.R.T.F. d’avril à novembre 1972 sous le titre : « La légende du siècle par Malraux » (voir Oeuvres complètes, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », op. cit.).

6.- « Ce qu’il reste de “L’Espoir”… », dans L’Avant-Scène Cinéma : Sierra de Teruel/Espoir (scénario, dialogues bilingues, photogrammes), Paris, octobre 1989, 119 p., p. 9. En ce qui concerne Le Tintoret, voir VS., p. 442.

7.- Pour plus de précisions, voir Combats politiques de Malraux, Nice, France Europe Éditions, 2001, chap. III.

8.- Discours prononcés lors de l’inauguration des Maisons de la Culture de Grenoble (3 février 1968) et de Bourges (18 avril 1964).