"Malraux et l’Islam" Conférence du professeur Moncef Khemiri à l’Université du Koweït le 4 mars 2015

Conférence présentée le 4 mars 2015 à l’Université du Koweït, Département de français
Moncef KHEMIRI, Professeur de littérature française et francophone,
à l’Université de la Manouba,Tunis. TUNISIE

André Malraux et l’Islam

Malraux a fait preuve par ses voyages hors d’Europe, par ses relations avec des intellectuels et des artistes du monde entier, par ses écrits qui évoquent la Chine, l’Inde, le Mexique, le Pérou, l’Afrique d’une grande ouverture sur toutes les grandes civilisations humaines, sur celles, anciennes, qui ont disparu comme sur celles qui sont encore vivantes.

Mais s’il est civilisation qu’on lui a reproché d’avoir négligée, c’est bien la civilisation islamique. Celle-ci ne lui aurait inspiré qu’un silence plein de ressentiment. Il est vrai que l’écrivain et homme politique français avait dénoncé, en juin 1956, dans ses « Notes sur l’Islam » (Valeurs Actuelles, n° 3395), « la violence de la poussée islamique ». Il avait même annoncé que « des formes variées de dictature musulmane [allaient] s’établir successivement à travers le monde arabe » et que ce phénomène allait toucher encore l’Afrique noire. Reconnaissant la difficulté à « endiguer le courant de l’islam», il préconisait, cependant, alors que l’Europe était en pleine guerre froide, de « prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution. »

Cet islam que dénonce Malraux et qui représente, à ses yeux, une menace pour l’Occident, est moins l’islam en tant que religion que l’islam en tant que système de gouvernement, l’Islam politique :

« Quand je dis «musulmane» je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. »
Pour lui, l’idéologie islamiste qui mobilise les « misérables » n’est pas sans analogie avec l’idéologie bolchevique : « (…) cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine », explique-t-il.
Mais faut-il faire de ces déclarations auxquelles la guerre d’Algérie (1954-1962) n’est pas étrangère, l’expression de la pensée intime/ultime de Malraux sur le monde islamique ? Y céder, c’est substituer le paratexte au texte, et prendre la personnalité de surface, comme le dénonçait Proust dans son Contre –Sainte-Beuve, pour la personnalité profonde de l’auteur.

C’est donc la vision singulière que Malraux a de l’islam et de sa civilisation que nous tenterons d’éclairer, ici, en nous tenant au plus près des faits et des textes, seule posture capable de rendre compte la vérité de l’œuvre.
Malraux a poursuivi en plein XXe siècle, la tradition romantique des écrivains voyageurs comme Lamartine, Chateaubriand ou Gérard de Nerval, mais pour des raisons bien différentes de celles des romantiques. Ayant été profondément marqué par la crise de la conscience européenne, provoquée par la première Guerre mondiale et qui avait fait écrire à Valéry « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (Crise de l’esprit, 1919), Malraux a entamé dès les années vingt, de longs voyages en Orient à la recherche de nouvelles valeurs sur lesquelles il rêvait fonder un nouvel humanisme. Ces voyages par lesquels il a voulu veut s’éloigner autant de son « île européenne » (Royaume-Farfelu, 1928) que de la civilisation judéo-chrétienne dont il dit s’être détaché à 11 ans, l’ont conduit en Indochine, en Chine et en Inde, au Japon, en Amérique du Nord, mais aussi en terre d’Islam.
Avec son épouse Clara Goldschmitt, il a parcouru en 1922 la Tunisie et visité en particulier le Musée du Bardo, le village de Sidi-Bou-Said, à Carthage, et la Grande Mosquée Okba Ibn Nafi , à Kairouan, édifiée entre 670 et 675, et qui avait déjà émerveillé de nombreux écrivains et artistes européens, de passage dans la région.

Le couple s’est aussi rendu en Perse, où Malraux a admiré, entre autres, la Mosquée d’Ispahan qu’il évoquera dans son Royaume-Farfelu. C’est là aussi qu’il aurait entendu pour la première fois les conteurs raconter la légende de Salomon et de la Reine de Saba[1] .
En 1934, fasciné par la légende de la Reine de Saba, il persuade son ami le pilote Corniglion-Molinier, de survoler le Yémen pour retrouver la capitale de cette Reine dont parlent la Bible et le Coran. Les moments forts de cette expédition aérienne, qui a failli mal se terminer, ont été publiés sur le quotidien L’intransigeant, dès le 3 mai 1934.
Pendant la guerre d’Espagne, où il s’est engagé aux côtés des Républicains, Malraux est en contact avec des musulmans qui ont rejoint l’escadrille « Espana » qu’il commandait, dont un militant syndicaliste nommé Belaidi qui était devenu très vite son ami.
En 1943, réfugié en zone libre et écrivant deux de ses derniers textes narratifs, Malraux retrouve le monde islamique. Bon nombres des épisodes clés de son dernier roman, Les Noyers de l’Altenburg écrit en 1943, se déroulent en Turquie et en Afghanistan. Et la biographie inachevée qu’il a consacrée au célèbre Lawrence d’Arabie, à la même époque, sous le titre du Démon de l’absolu, lui a permis de se replonger dans l’histoire tumultueuse de l’Arabie, entrevue au cours de l’expédition de 1934.
Plus tard, après la Libération et après son entrée dans le Gouvernement du Général, en tant que Ministre des affaires culturelles, Malraux a effectué de nombreux séjours en Egypte, au Maroc et en Tunisie.

A la faveur de ces voyages, il est entré en contact avec beaucoup d’intellectuels arabes comme l’Egyptien Tharouet Okacha, le Tunisien Habib Boularès et le Marocain Mohammed Khaïreddine avec lesquels il avait une correspondance suivie.
Quant à ses lectures et à ses relations avec des islamologues, il convient de rappeler que Malraux était en relation avec Jean Grosjean, un poète et traducteur de la Bible et du Coran, qui était son ami.
Il possédait également de nombreux ouvrages sur les arts islamiques, et notamment une traduction du Coran d’Edouard Montet (1925) à laquelle il devait sans doute l’essentiel de sa culture islamique.
Il est donc impossible, dans ces conditions, que cette si riche expérience du monde islamique, n’ait pas laissé de traces dans l’œuvre de notre auteur.

I-L’Islam dans l’œuvre autobiographique :
En effet, l’islam est assez présent dans Le Miroir des limbes qui est le récit autobiographique d’André Malraux, et qui comprend deux parties, les Antimémoires et La Corde et les souris (1966-1976)
Les articles que Malraux avait écrits pour le quotidien L’intransigeant en mai 1934, et où il avait relaté les grands épisodes de son expédition à Aden, ont été repris, moyennant quelques légères modifications stylistiques, dans ses écrites autobiographiques, principalement dans les Antimémoires où il parle de l’Arabie comme d’une terre de légende qui attire les aventuriers. Il y réserve une place de choix à l’expédition aérienne de 1934.
Ces différents articles ont même fait l’objet, en 1993, d’une publication à part, sous le titre : André Malraux, La Reine de Saba. Une aventure géographique, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1993.

1-Malraux à la recherche de la capitale de la Reine de Saba
Dans ce récit où les notations réalistes vont de pair avec des amplifications à caractère épique et poétique, Malraux s’inspire de deux sourates du Coran pour évoquer celle que les arabes appellent la Reine Balkis et l’immense amour que lui a porté Salomon.
En effet, au cours de cette expédition, et survolant des ruines de Mareb dans lesquelles il pense avoir découvert le palais ce palais, Malraux se remémore ce que dit le Coran au sujet de cette Reine légendaire dans la Sourate des fourmis : « J’y ai vu une femme gouvernant des hommes sur un trône magnifique ; elle et son peuple adorent le soleil[2] ». Il prête ce verset à celui qu’il désigne comme « l’Envoyé d’Allah ».
Il s’agit bien évidement-là d’une erreur. En fait, dans la Sourate des fourmis, c’est la huppe qui vient rapporter au Roi Salomon ce qu’elle a vu :
«Je viens d’apprendre, dit- la huppe au roi Salomon, des choses que tu ne connaissais pas et je t’apporte un renseignement sûr au sujet du peuple de Saba ».

Mais Malraux s’est abstenu de reprendre[3] au sujet de sa Reine bien-aimée le jugement négatif prononcé par la huppe au sujet du culte solaire que celle-ci et les siens pratiquent :
« (….) et j’ai découvert qu’elle et son peuple adorent le Soleil au lieu d’adorer Dieu, car Satan a embelli leurs actions à leurs yeux et les a détournés du droit chemin, en sorte qu’ils errent sans direction. [25]

2-Le Roi Salomon et les djinns
Nous voyons également dans le récit de cette expédition l’auteur relater la légende de la construction du palais de la Reine de Saba par le roi Salomon, tombé éperdument amoureux d’elle. Il avait fait appel aux aux djinns qui lui étaient soumis pour lui édifier un immense et merveilleux palais.
L’imagination romanesque de Malraux prend appui sur les versets 10, 11, et 13 et 14 pour conter la scène de cette édification fantastique.
Dans la sourate des Saba’ (34), nous lisons :
« Et à Salomon (Nous avons assujetti) le vent, dont le parcours du matin équivaut à un mois (de marche) et le parcours du soir, un mois aussi. Et pour lui Nous avons fait couler la source de cuivre. Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres, par permission de son Seigneur. Quiconque d’entre eux, cependant, déviait de Notre ordre, Nous lui faisions goûter au châtiment de la fournaise. (12) Ils exécutaient pour lui ce qu’il voulait: sanctuaires, statues, plateaux comme des bassins, et marmites bien ancrées ».
« Et lorsque Nous eûmes décidé sa mort, les djinns ne s’en rendirent compte que grâce aux termites qui avaient rongé la canne qui lui servait d’appui. Et quand il s’écroula, les djinns convinrent que s’ils connaissaient le mystère, ils n’auraient pas continué à exercer aussi longtemps une tâche si avilissante. 14»

Alors que le Coran ne dit rien au sujet de la construction du palais de la Reine par les Djinns de Salomon, Malraux imagine que c’est bien à la construction de ce Palais que s’est attelé Salomon dans les dernières années de sa vie. Il meurt appuyé sur sa canne afin d’obliger les djinns à poursuivre leur œuvre. Malraux relate ainsi cette scène à la fois merveilleuse et fantastique montrant les djinns travaillant sous la surveillance du roi mort :
« (…) le roi qui avait écrit le plus grand poème de désespoir regardait mains croisées sous le menton et appuyées sur le haut bâton de voyage, les démons qui depuis des années et des années élevaient dans la peine le palais de la Reine de Saba. Il ne bougeait plus jamais, montrant seulement de l’index à demi allongé le sceau impérieux, et son ombre chaque soir s’étendait jusqu’aux confins du désert. Les démons du sable travaillaient toujours, envieux de leurs frères libres qui hurlaient à travers le désert avec la voix des tombes.
Un insecte vint, qui cherchait du bois. Il vit le bâton royal, attendit, prit confiance, commença à le forer. Après quelques minutes, bâton et roi tombèrent en poussière : le Seigneur du silence, devant qui les oiseaux mêmes observaient le protocole avait voulu mourir debout pour asservir à jamais à la reine tous les démons qu’il gouvernait. » (p.86-87)

En 1934, rêvant de voir ces djinns poursuivre l’édification de ce palais, Malraux pense au moment où son avion survole les ruines de Mareb :
« Dommage qu’il soit impossible d’atterrir : une peuplade de lézards de lézards bleus et verts achève sans doute ici comme il convient une des plus belles légendes du monde. » (p.81)

II. L’Islam dans les œuvres romanesques :
Dans les œuvres romanesques d’André Malraux, la référence à l’Islam apparaît sous deux formes : elle est soit traitée comme une référence métalinguistique produite par le discours commentatif, soit intégrée dans la fiction comme une séquence de la fable.
En effet, l’une des sourates que Malraux aime citer dans ses écrits romanesques est ce qu’il appelle la « sourate du destin ». Il s’agit de la de laylat –al-Qadr ou Nuit du destin, la sourate 97 du Coran, et qui coïncide avec la 27e nuit de Ramadan, la nuit où Le Coran a été révélé.
Malraux a dû lire cette phrase dans une traduction du Coran antérieure à celle de son ami Jean Grosjean, qui date de 1974, probablement la traduction de Montet (Payot, 1925), comme cela est signalé dans les notes de la Pléiade (Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 1402, note de la page 793).

Dans cette sourate, nous lisons :
« 1) Nous l’avons certes, fait descendre (le Coran) pendant la nuit d’Al-Qadr. (2) Et qui te dira ce qu’est la nuit d’Al-Qadr ? (3) La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois. (4) Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. (5) Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube. »
Dans le tableau XXV de l’adaptation théâtrale qu’il a proposée de son roman La Condition humaine (1933), Malraux cite le texte traduit qu’il a gardé en mémoire, et qui ne correspond qu’en partie à la sourate, mais qui ne manque ni solennité ni de recueillement.
Devant le cadavre de son fils, Kyo, jeune militant communiste qui a été tué par les troupes nationalistes de Tchang-Kai-Tchek, Gisors, désespéré par cette perte, mais se soumettant au destin, dit à May qui est sa belle- fille :
« (…) Vous allez dans la Chine musulmane ? Pensez à moi quand vous entendrez le fin de Ramadan « Et si cette nuit est une nuit du destin, bénédiction sur elle jusqu’à l’apparition de l’aurore. » (Œuvres complètes, La Pléiade, tome 1, p. 777).
Ce que Gisors attend de cette sourate, c’est l’apaisement et la sérénité dont l’histoire violente de la Chine l’a privé en lui enlevant ce fils pour qui il avait une immense tendresse.
C’est en effet souvent dans une atmosphère de grand désespoir que la sourate du destin, avec ces paroles apaisantes, est évoquée, invoquée, récitée.
Dans Le Temps du mépris, (1935), par exemple, Kassner, militant antifasciste, jeté dans les geôles nazies, séparé de ses compagnons d’infortune, ne trouve pas mieux, pour supporter la solitude et la privation, que d’invoquer un « monde victorieux de la douleur même» qu’il associe à ce verset de la Sourate du destin et dont émane « un recueillement d’éternité » (p.793) :
« Ciel de Mongolie au-dessus des chameliers tartares prosternés dans la poussière du Gobi parmi l’odeur des jasmins desséchés, leurs hymnes soudains coupés par la psalmodie nocturne ; et cette nuit est une nuit du destin- Bénédiction sur elle jusqu’à l’apparition de l’aurore… » (Œuvres complètes, La Pléiade, tome 1, p. p.793.)
Ce qui retient encore l’attention, ici, c’est de voir les mots du verset faire corps avec les mots du narrateur – les italiques de la citation disparaissent-, et la nuit du destin vient se fondre dans la psalmodie nocturne qui s’élève sur le désert de Gobi.
Dans L’Espoir (1937), roman inspiré de la guerre d’Espagne, nous trouvons parmi les combattants républicains, un Arabe, prénommé, Saïdi qui, bien qu’il ne soit qu’un personnage éphémère et épisodique, joue un rôle décisif dans le déploiement de l’épopée de la fraternité révolutionnaire. Militant syndicaliste, il avait rejoint les membres des Brigades internationales qui s’étaient constituées pour défendre la République espagnole contre l’offensive des troupes du général Franco. Il gagne très vite l’estime de ses camarades de combat par ses qualités de combattant – courage, efficacité, fraternité – mais aussi par « l’esprit d’enfance » qui le caractérise, et dans lequel le journaliste américain Shade avait reconnu comme l’âme même de la révolution espagnole.
La présence de ce personnage aux côtés des Républicains n’est pas un fait du hasard. Si Saïdi a choisi délibérément de se battre dans les rangs des Républicains et contre les Franquistes auxquels allait pourtant la sympathie de ceux qu’on appelle les Maures dans le roman, c’est parce qu’il était socialiste et que le franquisme représentait à ses yeux une idéologie fasciste, dangereuse pour la paix et la fraternité. A ses camarades de combat, il explique ainsi son choix politique :
« Quand j’ai appris que les Maures combattaient pour Franco, j’ai dit à ma section socialiste : « Nous devons faire quelque chose. Sinon, qu’est-ce que les camarades ouvriers diront des Arabes. » (p.362)
Par son engagement, Saïdi a voulu montrer que les Arabes n’étaient pas tous du côté de Franco et qu’il existait dans le monde arabe des militants antifascistes que la guerre d’Espagne préoccupait au plus haut point, et qui ont choisi de se battre pour la République qui incarnait leur idéal moral, social et politique.
Membre de l’équipage de l’avion piloté par Pujol, Saïdi fait preuve d’un grand courage, quand de retour d’une mission, l’avion sur lequel il se trouve, est attaqué par des chasseurs allemands. Mécanicien, il n’hésite pas à prendre la place du mitrailleur Gardet. Bien que blessé par les balles ennemies à la « cuisse droite », il « quitte la tourelle arrière sans rien dire ». Au moment où l’avion était sur le point de s’écraser, c’est lui qui « tire les deux manettes de déclenchement » (p.397) pour larguer la dernière bombe, évitant ainsi que l’avion n’explose en touchant le sol. Mais Saïdi – contrairement à ce que son nom suggère – n’a pas eu de chance au cours de cette mission. Il a été le seul à avoir été tué quand l’avion s’est écrasé sur les crêtes de la Sierra de Teruel. Saïdi dont le cercueil est salué par le peuple espagnol, rassemblé sur le passage des rescapés, apparaît alors à Magnin, le chef de l’escadrille, comme le symbole tragique de l’Espagne républicaine, combattante et martyrisée :
« L’Espagne, pense en effet Magnin, c’était cette mitrailleuse tordue sur un cercueil d’Arabe […] » (p.409)
Qui est donc cet Arabe, ce médiateur entre l’Orient et l’occident, ce porte-drapeau de l’universel ?
Enquêtant sur cet Arabe dénommé Saïdi qui a eu « la chance » (« Saïdi » signifie en arabe le bienheureux) d’entrer ainsi dans la fiction littéraire comme un personnage « positif », nous remarquions alors que les informations sur son origine étaient aussi rares que laconiques. Dans l’essai de Christiane Moatti, Le Prédicateur et ses masques, nous lisons à la page 70: « Un Arabe parmi les combattants : il s’appelle Saïdi.»[4] Elle précise dans la note 10 de cette même page : « Saïdi deviendra Belaïdi dans Sierra de Teruel. »[5] En fait, comme elle l’expliquera plus loin, en passant du roman au film, le personnage retrouve le nom de la personne réelle dont Malraux s’était inspiré pour le créer. Evoquant la bataille de Teruel, Christiane Moatti signale en effet à ce propos : « Y fut tué l’Algérien mécanicien Belaïdi qui reparaîtra sous son nom dans le film Sierra de Teruel ». Ainsi à la faveur de la mise en images de cet épisode de son roman, Malraux a révélé le nom de l’Algérien qui lui avait servi de modèle.
Denis Marion qui a été le co-scénariste du film Espoir Sierra de Teruel, est le premier à donner, dans son livre Malraux et le cinéma[6], un visage à ce Belaïdi. On y trouve à la page 8, une photo montrant Malraux en compagnie d’un certain Belaïdi, présenté comme le Saïdi du roman.
Edouard Waintrop nous apprend que « le prénom de ce brigadiste, connu des lecteurs de l’Espoir d’André Malraux sous le nom de Saïdi, est Mohamed Belaïdi, ouvrier mécanicien, syndicaliste et socialiste, qui s’est engagé pour montrer qu’il faut combattre le fascisme les armes à la main. « A 25 ans, ce volontaire d’origine algérienne arrive à Albacete, lieu de rassemblement et de formation des interbrigadistes. C’est là que Malraux, qui a besoin de mécaniciens pour l’escadre aérienne « España » le recrute. »[7] Mais comme l’escadrille manquait de combattants et que Belaïdi était prêt à se battre, Malraux le charge de la fonction de mitrailleur sur l’un des avions. « Au début, explique encore Edouard Waintrop, Belaïdi n’est qu’un «rampant» : son travail est au sol. Mais, le 27 décembre 1936, il embarque à bord d’un Potez 540 comme mitrailleur. Au retour de mission, l’avion est intercepté et abattu par des Heinkel allemands près de Teruel. La plupart des membres de l’équipage s’en sortent, mais pas Belaïdi, qui a été criblé de balles. Quand la nouvelle parvient à Malraux, il organise les secours. » Cet épisode, il l’a immortalisé dans la dernière séquence de son film Espoir, Sierra de Teruel, où « l’on voit passer un cercueil surmonté d’une mitrailleuse tordue, comme l’était celui de Belaïdi. »[8]

III- L’Islam dans les écrits sur l’art :
Dans les écrits sur l’art, la référence à l’art islamique est également récurrente. Elle témoigne aussi de l’admiration de l’auteur pour cet art et de sa compréhension de ses enjeux métaphysiques et esthétiques. Elle s’inscrit souvent dans la cadre d’une approche comparative de l’art.

Dans ses derniers écrits sur l’art, Malraux se réfère souvent à l’art islamique qu’il utilise comme un comparant majeur, pour relativiser la place qui est faire dans l’art occidental aux formes illusionnistes comme dans l’art de la Renaissance – “(Qu’il est facile d’imaginer une histoire de l’art où la Renaissance ne serait qu’un éphémère accident humaniste ! )” écrit-il dans Les Voix du silence ( p.181). Il s’attache alors à mettre en valeur les arts orientaux qui n’ont pas cherché à imiter la nature par des procédés illusionnistes, dont en particulier l’art islamique qu’il associe principalement au tapis et à l’arabesque.

Le terme de « tapis » n’est nullement dépréciatif dans le discours esthétique de Malraux. Il représente à ses yeux cet art à deux dimensions et sans ombre – « l’Islam ignore l’ombre » (L’Intemporel, chapitre 8, p.237) – auquel semble s’appliquer le mieux la définition que Maurice Denis a donnée de la peinture et que Malraux cite souvent : « Et nous prenons une conscience de notre art non moins inattendue, en face de l’Islam que de la Chine ou du Japon : les tableaux en face des tapis. “Surfaces planes couvertes de couleurs en un certain ordre assemblées.”(Ibid., p.236)
Pour Malraux, la tapisserie dans la civilisation islamique n’est pas un art mineur, comme dans le mobilier palatal occidental. Le tapis n’est pas un simple objet décoratif. Déclinant les mêmes formes géométriques, les mêmes motifs et les mêmes couleurs que les palais ou les édifices religieux, le tapis semble faire miroiter dans les espaces intérieurs et selon le procédé de la mise en abyme, les conquêtes plastiques de l’art islamique :
« Chez nous, le tapis devenait décor par sa relation avec le mobilier, mais l’Orient ignorait les meubles; l’âme de ses tapis était l’édifice, bulbe, coupole, mihrâb, arcades. La Mosquée impériale d’Ispahan règne sur les rinceaux de Perse, les coupoles d’Istanbul sur ceux de Turquie, le Taj Mahal sur ceux de l’Inde. L’Orient ne fait pas de différence spécifique entre ses arts mineurs, la ciselure par exemple, et son art le plus haut. Un tapis séfévi d’Ispahan n’est cependant pas plus décoratif pour la Perse, que les tableaux du Palais des Doges pour nous. Comme ceux-ci font partie de notre peinture, celui-là fait partie d’un monde chromatique: il se rapporte aux autres tapis, aux mosquées, avant de se rapporter à la chambre où on l’étendra. Plaisir de l’œil ? Sans doute. Limité, non par un rôle d’objet — rôle que nous lui prêtons — mais par celui de l’art, de l’artiste. » (L’Intemporel, p.238)

Fidèle à son approche comparative formulée en 1921 – « Nous ne pouvons servir que par comparaison » – Malraux fait alors de l’art islamique un comparant majeur apte à mettre en valeur la spécificité de l’art occidental. A la lumière de l’art islamique qui tire sa force de « sa soumission » à l’ordre de l’univers, l’art occidental, fût-t-il le plus abstrait, frappe par sa tentation faustienne, par son interrogation inquiète devant le silence effrayant des espaces infinis, selon le mot de Pascal :
« Il est vain de comparer un tapis à un tableau, ce que nous faisons d’instinct lorsque nous tendons au mur ceux de nos musées. Mais la multitude des tapis crie ce qui l’unit aux mosquées grandes comme des cathédrales, à la calligraphie, à une plume de rapace tombée dans une rue d’argile tartare, à l’Islam tout entier : islam veut dire abandon. Notre art devient grouillement, mêlée; en face, celui de l’Orient étend sa soumission de désert. Notre tableau le plus abstrait nous parle encore de son auteur, les tapis sont des abstractions qui parleraient de Dieu. Un tableau est un tapis révolté. » (Ibid., p.238)

Sensible à la signification métaphysique des formes plastiques, Malraux reconnaît dans les motifs décoratifs qui ornent les tapis la figure de l’arabesque qui incarne cette irrésistible « quête de l’absolu » qui sous-tend la spiritualité islamique :
« L’ornement pur paraît avec l’arabesque- en quoi Baudelaire voyait la ligne la plus chargée de spiritualité… » (Ibid., p. 237).

Faut-il rappeler ici que c’est cet art de l’arabesque invitant à une rêverie infinie sur l’absolu qui serait à l’origine de l’image métaphorique qui constitue le titre du second grand essai de Malraux, Les Voix du silence (1952).
Ce titre des Voix du silence que Malraux a publié en 1952, semble lui avoir été inspiré par la lecture de L’Art médiéval où Elie Faure écrit à propos du polygone régulier qui envahit la décoration des mosquées : « Le spiritualisme arabe, né du désert où il n’y a pas de formes, où l’étendue seule règne, ne commence et ne finit pas, trouvait ici son expression suprême. L’arabesque elle aussi, n’a ni commencement ni fin. Le regard ne peut pas s’arrêter sur elle. C’est comme ces voix du silence que nous entendons pour les suivre dans leur ronde interminable quand nous n’écoutons qu’en nous et que nos sentiments et nos idées s’enchevêtrent confusément dans la volupté somnolente d’une conscience fermée aux impressions du monde. » (p.216) Mais à la différence d’Elie Faure qui utilise les « voix du silence » dans une comparaison pour suggérer l’impression auditive et la rêverie que peut susciter le mouvement infiniment recommencé de l’arabesque islamique, Malraux l’emploie comme une métaphore active, dynamique pour exprimer la présence et la survie des œuvres comme des formes intemporelles et énigmatiques qui s’interpellent et nous interpellent. Grâce « au langage immémorial » qui est le leur, l’art moderne s’unit à l’art antique car « à la petite plume de Klee, au bleu des raisins de Braque, répond du fond des empires le chuchotement des statues qui chantaient au lever du soleil », voix qui résonnent dans le Musée Imaginaire et dont l’auteur tente de déchiffrer le sens mystérieux.
Cette présence significative de l’Islam, de sa culture et de ses arts dans les écrits autobiographiques, romanesques et esthétiques d’André Malraux nous invitent à réviser un certain nombre de préjugés et à reconsidérer son œuvre sous un angle nouveau.

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[1]André Malraux, La Reine de Saba. Une aventure géographique, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1993, p.16.
[2] « Saba légendaire », L’Intransigeant du 8 mai 1934. Repris dans André Malraux, La Reine de Saba. Une aventure géographique, Les Cahiers de la nrf, Gallimard, 1993, p.73.
[3]Dans le manuscrit, Malraux avait supprimé les mots que nous soulignons
: « …..adorent le Soleil, à la place d’Allah qui met au grand jour les secrets des cieux et de la terre, celle à qui….. »
Ibid., Note 1. P.74.
[4] Christiane Moatti, Le Prédicateur et ses masques/ Les personnages d’André Malraux. Publications de la Sorbonne, 1987.
[5] Idem.
[6]Denis Marion, André Malraux. Paris, Seghers, 1970.
[7]Edouard Waintrop, Ces Arabes, héros perdus de la guerre d’Espagne. Portraits de combattants républicains qui ont souffert du racisme de leur propre camp. » Article paru dans Libération, mardi 13 janvier 1998, page 35.
[8] Idem