“La Nouvelle Europe de Romain Gary : Education européenne” par Peter Tame

 

La Nouvelle Europe de Romain Gary: Education européenne[1]

Par Peter TAME, Queen’s University Belfast

 Résumé : Education européenne (1945) est un roman de Romain Gary, dont la plus grande partie de l’action se déroule à Vilnius et dans la forêt près de cette ville en 1942-1943. Il raconte l’histoire des partisans (polonais, surtout, mais aussi ukrainiens et lituaniens) et leur combat contre les Allemands qui ont envahi et occupé le territoire au milieu de la Deuxième Guerre mondiale. Ce combat s’appuie sur l’espoir d’une nouvelle Europe, avec la paix et l’harmonie entre ses nations. Cet article traite de l’ambivalence des situations, des événements ainsi que des dilemmes que confrontent les personnages dans le roman. En outre, nous évaluons les influences littéraires sur le romancier ainsi que ses intentions et son attitude devant le passé, le présent et le futur de l’Europe.

Introduction
Romain Gary (de son vrai nom, Roman Kacew) est l’auteur d’Education européenne, un des textes prescrits pour le cours « The Literature of War » [Littérature de la guerre] à l’Université de Queen’s à Belfast. Gary est né le 8 mai 1914 à Vilnius de parents juifs.[2] A bien des égards, sa vie et sa carrière d’aventurier ressemblent à celles de son idole, André Malraux; un critique est même allé jusqu’à le qualifier d’un « André Malraux polonais ».[3]

Romain Gary commença d’écrire Education européenne, son premier roman, à bord l’Arundel Castle qui l’emmena en Afrique en 1940. Il le termina en 1943 pendant ses missions de bombardement avec la R. A. F. sur l’Allemagne.[4] Le roman parut pour la première fois en anglais, intitulé Forest of Anger (Cresset Press, 1944). Il a remporté un vif succès car des milliers d’exemplaires furent vendus dans la première année de sa parution.[5] Un an plus tard, il parut en France sous le titre Education européenne, publié par Calmann-Lévy. La version définitive de ce roman (publié en français par Gallimard) fut produite par Gary en 1956. Les références dans cet article se reportent à cette édition française de 1956.

Le roman raconte l’histoire de la Résistance contre les Allemands en 1942 et 1943 dans la région autour de Vilnius. Plus particulièrement, il raconte les exploits du personnage principal, Janek Twardowski, âgé de 14 ans lorsqu’il rejoint les partisans dans les forêts près de Vilnius. Il suit son « éducation » qui consiste à apprendre toutes sortes de choses qui ne figurent pas dans les cursus d’institutions traditionnelles d’enseignement. La bataille de Stalingrad, qui se déroule à des centaines de kilomètres de Vilnius, prend l’allure d’une icône pour les Résistants. La plupart des personnages sont fictifs bien qu’un certain nombre de personnages historiques – Churchill, Hitler, Stalin, Roosevelt et d’autres – soit évoqué. Au moins huit langues figurent dans le roman, comme il conviendrait à un auteur polyglotte.

Cet article s’articule autour de quatre temps: la vieille Europe (d’avant la Deuxième Guerre mondiale); l’Europe de la guerre; l’Europe idéale (imaginée par les partisans); et l’Europe d’après-guerre.

La vieille Europe (jusqu’en 1939)
La vieille Europe qui disparaît devant l’agression des Nazis est évoquée à plusieurs reprises: essentiellement, c’est le continent cultivé et civilisé qui exista jusqu’en 1939. La lutte des partisans promeut une nouvelle Europe, inspirée de l’ancienne, des principes démocratiques de liberté, héritage de la Révolution française, par exemple, mais douée d’une dimension nouvelle, internationale et cosmopolite, fruit de l’expérience multiculturelle du romancier. L’Europe idéale s’incarne le mieux dans le jeune chef des partisans, Adam Dobranski. Elle inspire Janek et les autres, bien que sa dimension romantique et poétique se trouve tempérée par l’approche plus pragmatique d’un Janek mûri à la fin du roman.[6] Lorsque Dobranski sera tué à la fin de la guerre, il incombera à Janek, son « disciple », de contribuer à la fondation de la nouvelle Europe… et de compléter le livre qu’écrivait Dobranski, intitulé lui aussi Education européenne.

L’art joue un rôle essentiel à cet égard. Les multiples sous-textes et intertextes rendent hommage à une riche tradition littéraire européenne. La musique, qui n’était d’ailleurs pas le fort de Gary, selon lui-même dans son autobiographique La Promesse de l’aube, figure aussi en tant qu’influence civilisatrice, en particulier la musique de Chopin qui soutient le moral ainsi que les rêves des partisans dans la forêt au cours de leur combat pour survivre à l’encontre du terrible froid, de la faim et de l’ennemi qui se trouve partout.[7] Lorsqu’il rejoint les partisans, recroquevillés autour d’un feu dans la forêt glaciale, Janek écoute un disque de la musique de Chopin. Leur expérience partagée nous est racontée dans des termes quasi-religieux:

Pendant plus d’une heure, les partisans, dont certains avaient marché plus de dix kilomètres pour venir, écoutèrent la voix, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, comme pour se rassurer – pendant plus d’une heure, des hommes fatigués, blessés, affamés, traqués, célébrèrent ainsi leur foi, confiants dans une dignité qu’aucune laideur, aucun crime, ne pouvaient entamer. Janek ne devait jamais oublier ce moment.[8]

Une autre fois, Janek vient secourir le jeune juif Wunderkind, de son vrai nom Moniek Stern, du milieu d’une bande de jeunes criminels à Vilnius. Stern « réhabilite » le monde en jouant de son violon devant Janek, et plus tard, lorsqu’il l’accompagne à la forêt, devant les partisans.

Il saisit le violon… Debout au milieu de la cave puante, vêtu de chiffons sales, l’enfant juif aux parents massacrés dans un ghetto réhabilitait le monde et les hommes, réhabilitait Dieu. Il jouait. Son visage n’était plus laid, son corps maladroit n’était plus ridicule, et, dans sa main menue, l’archet était devenu une baguette enchantée. La tête rejetée an arrière à la manière des vainqueurs, les lèvres entrouvertes dans un sourire de triomphe, il jouait…  Le monde était sorti du chaos. Il avait pris une forme harmonieuse et pure. Au commencement, mourut la haine, et aux premiers accords, la faim, le mépris et la laideur avaient fui, pareils à des larves obscures que la lumière aveugle et tue. Dans tous les cœurs vivait la chaleur de l’amour. Toutes les mains étaient tendues, toutes les poitrines fraternelles….[9]

Le père de Stern lui avait dit qu’il serait un grand musicien, comme Yehudi Menuhin et Yacha Heifetz, ce dernier étant de Vilnius et juif, lui aussi. Mais Stern ne résistera pas à la forêt. Ce mythique Wunderkind y meurt de froid dans une scène d’une simplicité tragique. « Depuis trop longtemps, sa race avait rompu avec la terre […]. »[10]

Sur le plan littéraire, partout dans le roman, on trouve des sous-textes et des intertextes. Parmi les premiers sous-textes figurent Der Sohn des Bärenjägers: Erzählung aus dem wilden Westen (1890) et Winnetou (1893) du romancier allemand, Karl May. Janek avait déjà lu ces romans de peaux rouges et du « wild west » avant de les vivre lui-même dans la forêt. Mais il porte encore sur lui un exemplaire de Winnetou pendant qu’il vit dans la forêt. Même son père s’implique dans cette fictionnalisation de la réalité, traitant son fils de « Old Shatterhand », qui est le nom d’un des héros de May.[11] En 1942, l’armée allemande prend des otages dans sa ville natale de Sucharki: « C’est comme chez les Peaux Rouges, » dit Janek à son père. En effet, sa propre histoire ressemble à celles de Karl May et de Fenimore Cooper.

Dans la version française définitive de 1956, les Simples contes des collines de Rudyard Kipling fonctionnent comme un sous-texte (et intertexte) significatif, puisqu’ils figurent dans la première partie du récit du jeune chef des partisans, Dobranski, qui le rédige sous le même titre que notre roman, c’est-à-dire Education européenne. Les vieilles collines d’Europe sont personnifiées dans un conte de fée moderne; elles incarnent la résistance de la nature à l’envahisseur. Voilà un exemple, parmi d’autres, de « mise en abyme », c’est-à-dire de l’insertion d’une histoire dans une autre, toutes les deux collaborant dans une même intention romanesque.

Europe (1942-1943)
Avant la Seconde Guerre mondiale, il existait dans la ville de Vilnius, qui se trouve au centre du roman, une communauté vibrante de Juifs, communauté que Gary avait bien connue dans son enfance. En 1942, cependant, les Juifs sont persécutés par les Allemands et disparaissent rapidement.

A l’égard du thème de la persécution, d’ailleurs, nous proposons un autre sous-texte bien connu des Polonais, celui du Quo vadis ? d’Henryk Sienkiewicz. Il s’agit de la persécution des tout premiers chrétiens par les Romains et préfigure la lutte des partisans et des réfugiés clandestins contre les Allemands dans la Pologne occupée. A l’instar des chrétiens qui attendaient l’arrivée du Messie, les partisans attendent les consignes de leur chef légendaire, le Partisan Nadejda, ainsi que la nouvelle de la victoire de l’armée russe contre les Allemands à Stalingrad.[12]

L’ « éducation » des partisans consiste, selon le pessimiste Tadek Chmura, jeune partisan destiné à mourir de la tuberculose, en l’apprentissage de la survie parmi les bombes, les massacres, la torture, le viol, et les exécutions. Mais le thème principal d’ « éducation » s’avère ambivalent car la perspective de Dobranski s’exprime de façon plus positive et optimiste. D’après lui, la guerre peut, et devrait, mener à une meilleure situation pour l’Europe.

Le rôle des Allemands est également ambivalent par endroits, notamment lorsque Dobranski raconte la tentative d’un soldat de la Wehrmacht de déserter et de rejoindre les partisans. Sensibles à sa tentative ainsi qu’à son idéal, ceux-ci le fusillent néanmoins puisque son acte interviendrait soit trop tôt (comme le prétend Dobranski) – soit peut-être trop tard, selon la façon de le juger:

« – Alors, nous l’avons fusillé. Parce qu’il avait cette étiquette sur le dos: Allemand. Parce que nous en avions une autre: Polonais. Et parce que la haine habitait nos cœurs… Quelqu’un lui avait dit, en matière d’explication ou d’excuse, je ne sais: « C’est trop tard. » Mais il avait tort. Ce n’était pas trop tard. C’était trop tôt….[13]

En tout cas, il n’y a aucun doute que les Allemands, à l’encontre des Nazis, ont une contribution importante à faire à la nouvelle Europe prévue pour l’après-guerre. Ces Allemands n’oppriment et ne tuent dans la guerre que « [P]ar désespoir », selon Dobranski, ou « quand ils sont trop malheureux », selon Zosia, la petite amie de Janek.[14]

L’Europe idéale
Zosia est une jeune fille charmante de seize ans qui travaille pour les partisans, notamment en couchant avec les soldats allemands afin d’apprendre la stratégie de l’armée pour ensuite passer les informations à la Résistance. Dans une scène intime, au secret de leur cachette dans la forêt, Janek et Zosia se déclarent amoureux l’un de l’autre. A peine sortis de l’enfance, ils se promettent qu’un jour ils apprendront à aimer dans un climat sans peur, sans froid et sans faim. Janek essaie de consoler Zosia:

Un jour, il n’y aura plus d’Allemands. Un jour, il sera défendu d’avoir faim, d’avoir froid. Ne pleure pas. Je t’aime tellement.

Le jeune couple fait le vœu de bannir la haine du monde. Dans la nouvelle Europe, ils apprendront aux gens la bonté; ils leur donneront de la musique et des livres. Janek se montre plus conciliateur et plus positif:

  • […] Quand nous aurons des enfants, nous leur apprendrons à aimer et non à haïr.
  • Nous leur apprendrons à haïr aussi. Nous leur apprendrons à haïr la laideur, l’envie, la force, le fascisme…
  • Qu’est-ce que c’est, le fascisme ?
  • Je ne sais pas exactement. C’est une façon de haïr.[15]

Une fois que Zosia choisit de vivre avec Janek dans sa cachette forestière, elle refuse de continuer ses activités d’informatrice. Pourtant, elle se trouve obligée de faire exception à cette décision lorsqu’un convoi insolite et suspect de camions allemands fait une courte halte dans la région. Il semble qu’il n’y ait qu’un seul moyen de découvrir ce que le convoi transporte.

« A Stalingrad, les hommes se battent pour qu’il n’y ait plus de guerre », promet Janek. Sa voix retentit aux oreilles de Zosia pendant qu’elle attend, seule, le bon plaisir des soldats allemands du convoi. Et tout d’un coup, elle ne le croit plus:

Mais déjà elle savait que ce n’était pas vrai, que les hommes ne se battent jamais pour une idée, mais simplement contre d’autres hommes, que la force du soldat n’est pas l’indignation, mais l’indifférence, et que les vestiges des civilisations sont et seront toujours des ruines….[16]

Zosia a néanmoins l’heureuse idée de demander une cigarette aux soldats, avant de passer à l’acte avec quatre de leur nombre.

  • Tu es folle, c’est défendu. [répond un des Allemands].
  • Pourquoi ?
  • Les camions sont bourrés d’explosifs. C’est un truc nouveau, pour les bombes-fusées. Pour Stalingrad, tu comprends… Il suffit d’un rien pour tout faire sauter.

Zosia pourra donc passer ce renseignement aux partisans qui finissent par saboter le convoi. De manière paradoxale, c’est au fin fond de l’hiver dans la forêt que l’idéal de la nouvelle Europe se forge. La fin de la guerre verra la fin du besoin d’une telle exploitation des femmes. Elles n’auront plus à jouer le rôle ambivalent de leurres, afin de faire sortir les partisans de la forêt pour les faire massacrer par les mitrailleuses des Allemands, ainsi que de prostituées, rôle que les conquérants allemands leur imposent au Palais Pulacki au début du roman.

La nouvelle Europe ne sera pas nationaliste, mais patriotique. Seule l’édition française de 1956 contient la fameuse formule du patriote Dobranski, mais elle est capitale pour distinguer entre le nationalisme et le patriotisme:

Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. […] Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde, les Allemands nous auront valu au moins ça….[17]

Il se peut que le critique Jøren  Boisen ait raison lorsqu’il prétend que l’idéalisme de Dobranski serait excessif. Après lui, Boisen constate que personne ne croit que les efforts des partisans iront jusqu’à changer la nature humaine.[18] Mais de tels espoirs et de telles aspirations sont essentiels aux êtres humains qui vivent, qui souffrent et qui meurent. Ils fournissent la force motrice d’un nouveau monde.

La Nouvelle Europe (dans l’après-guerre)
La guerre froide qui s’est vite développée après 1945 semble confirmer l’avis plutôt sombre de Boisen. L’éducation européenne ne pouvait en effet changer la nature humaine. La fraternité entre les Américains et les Russes, les deux alliés les plus puissants qui ont vaincu Hitler ensemble, n’était pas de longue durée.

Romain Gary lui-même fut déçu devant l’interaction des amours-propres nationaux telle qu’il l’a témoignée en tant que secrétaire à la délégation permanente de France aux Nations Unies de 1952 à 1954. Le manque d’unité parmi d’anciens Résistants contre le fascisme a découragé Gary diplomate.[19] Rester fidèle aux idéaux des partisans comme Dobranski devenait de plus en plus difficile. Ces martyrs étaient devenus simplement des noms gravés sur des monuments et leurs camps devenus des lieux de pèlerinage. Mais au moins Education européenne avait-elle participé dans ce que Pierre Nora qualifie d’ « organisation inconsciente de la mémoire collective ».[20] Voici comment Janek se souvient des martyrs:

Plus tard, bien plus tard, lorsque les tanières des partisans dans la forêt polonaise devinrent des lieux de pèlerinage où tout un peuple venait célébrer la mémoire de ses héros, et lorsqu’il ne resta plus de Wanda Zalewska, torturée et exécutée par les Allemands, qu’un nom gravé sur une plaque de bronze, à côté de celui de Tadek Chmura, à l’entrée du lieu sacré, ce visage demeura aussi vivant, pour Janek, que les paroles de son père, « rien d’important ne meurt » […][21]

Aux Nations Unies, Gary se trouva de plus en plus obligé de s’engager dans une sorte de duplicité (d’une part, ses opinions personnelles devant les media et, de l’autre, la position officielle de la France qui se mua). Pour lui, l’Europe ne devrait pas agir en unité supranationaliste pour rivaliser avec les Etats-Unis et l’U.R.S.S., mais en tant que « l’Europe des patries ».[22] Comme Jean Danthès d’Europa (1972), un roman ultérieur de Gary, l’auteur avait l’impression que le continent trahissait son destin en se vouant à la prospérité économique et à l’union commerciale tout en négligeant les dimensions culturelles et spirituelles. Son idéal personnel pour l’Europe était d’agir en « dénominateur commun » pour les différentes identités, dont certaines étaient conflictuelles, faisaient partie de l’histoire européenne, et lui avaient formé le caractère. Nous sommes ici au cœur de la « problématique », selon le mot de Boisen, dans la promotion de la nouvelle Europe par Romain Gary.[23] En outre, il avait prôné de bonne foi la réconciliation franco-allemande, mais, comme son déserteur fictif d’Education européenne, il était sans doute venu trop tôt, était trop pionnier, trop en avance sur son temps. Déçu, Gary finit par quitter les Nations Unies en 1954.

Conclusion

  1. L’idéal européen de Romain Gary est au mieux conçu et illustré dans ses romans, comme un réseau de multiples points de référence dont l’origine se trouve dans les identités multiples du romancier lui-même. Pour lui, la fonction principale de l’Europe réside dans un principe moral et civilisateur. Dès que ce principe est bafoué, comme il l’avait été juste avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, surgit le dilemme terrible de la « problématique » identifiée par Boisen.
  2. Si la culture n’arrive pas à améliorer l’homme et la nature humaine, à quoi sert-elle ? Les contes racontés par des humanistes, comme Dobranski, ne sont-ils que des contes de fées, comme le soutient cyniquement Pech, le partisan pessimiste ? Ne servent-ils qu’à apprendre aux hommes et aux femmes comment tuer et comment mourir ? Le poème « If » [Si] de Rudyard Kipling, adopté comme un des intertextes et sous-textes d’Education européenne, monte en épingle cette dichotomie. Dans une scène onirique, Tadek Chmura s’imagine blessé – sans doute mortellement – dans un accident d’avion. Il échange tout de même quelques mots avec ses camarades, venus pour le secourir. Mais il se sait mourant: « Ne cherchez pas à me remonter le moral ! » Pech réplique: « […] si tu crois que nous avons la moindre illusion. Cheers ! » Il semble que le conditionnel « si » rappelle à Tadek le souvenir du célèbre poème de Kipling dont il cite le premier vers (dans la transposition faite en français par André Maurois): « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie […] ».[24] Ce genre d’ambivalence ainsi que ce mélange de pessimisme et d’optimisme dominent le roman et informent sa conclusion, tout en laissant le lecteur un peu perplexe devant les intentions de l’auteur.
  3. La réponse à la question esquissée ci-dessus (à quoi sert la culture ?) se trouve dans le fait que des contes de toutes sortes jouent un rôle important dans le roman, en maintenant en vie les valeurs positives de l’Europe et en fournissant des idéaux pour lesquels on vit et on lutte; le fait que l’art et la culture soient mobilisés en tant que forces hautement puissantes du côté des partisans ainsi que le fait que le roman démontre que le destin de l’homme est de rêver, combattre, réussir et échouer – tous ces faits laissent une forte impression que le « message », les intentions et les motivations du romancier seraient en somme positifs.
  4. A tout prendre, la réalité de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale s’est avérée exaucer les idéaux de Dobranski, à part certaines réserves, dont l’exemple des Nations Unies, mentionné plus haut. Surtout, il n’y a pas eu de répétition du genre de conflit qui dura de 1939 à 1945, une dure épreuve pour l’Europe, pour les protagonistes d’Education européenne et pour Romain Gary lui-même. Pour cela, tous les Européens devraient être reconnaissants.

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Bibliographie
Anissimov, Myriam: Romain Gary, le caméléon (Paris, Denoël, 2004).
Boisen, Jøren: Un picaro métaphysique: Romain Gary et l’art du roman (Odense,
Odense University Press, 1996).
Gary, Romain: Education européenne (Paris, Gallimard, 1956).
Gary, Romain:  La Promesse de l’aube (Paris, Gallimard, 1980).
Larat, Fabrice: Romain Gary, un itinéraire européen: essai biographique
(Chêne-Bourg, Georg, 1999).
Schoolcraft, Ralph: Romain Gary, the Man Who Sold His Shadow (Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2002).

Notes

 

[1] La version originale (en anglais) de cet article se trouve dans Humanities in New Europe, dir. Romualdas Apanavičius (Kaunas, Vytautas Magnus University, 2007), tome 2, pp. 27-33.

[2] Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon (Paris, Denoël, 2004), p. 23.

[3] Ralph Schoolcraft, Romain Gary, the Man Who Sold His Shadow (Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002), p. 2.

[4] Romain Gary, La Promesse de l’aube (Paris, Gallimard, 1980), p. 373.

[5] Ralph Schoolcraft, op. cit., p. 38.

[6] Jøren Boisen, Un picaro métaphysique: Romain Gary et l’art du roman (Odense, Odense University Press, 1996), pp. 151, 214-216.

[7] Myriam Anissimov, op. cit., p. 70.

[8] Romain Gary, Education européenne (Paris, Gallimard, 1956), p. 67.

[9] Ibid., p. 170.

[10] Ibid., p. 172.

[11] Ibid., p. 10.

[12] Myriam Anissimov, op. cit., p. 344.

[13] Romain Gary, Education européenne, op. cit., p. 78.

[14] Ibid., pp. 76, 81.

[15] Ibid., p. 117.

[16] Ibid., p. 185.

[17] Ibid., p. 246.

[18] Jøren Boisen, op. cit., p. 161.

[19] Fabrice Larat, Romain Gary, un itinéraire européen: essai biographique (Chêne-Bourg, Georg, 1999), p. 71.

[20] Ibid., p. 178.

[21] Romain Gary, op. cit., pp. 125-126.

[22] Fabrice Larat, op. cit., p. 142.

[23] Jøren Boisen, op. cit., p. 230.

[24] Dans la version originale de “Si” en anglais, ce vers intervient plus tard.