Mamadou Abdoulaye LY, "En mourant en écrivant : Lazare d'André Malraux", Revue André Malraux Review, Vol. 40, 2013, pp.9-30.

Un article de Mamadou Abdoulaye LY, Correspondant des AIAM en Chine

En mourant, en écrivant : Lazare d’André Malraux

 

 

Mais nous, nous ne pouvons arracher

   nos Lazare qu’aux limbes de l’oubli,

et pour bien peu de temps.

Francois Mauriac, Journal, p.42.

 

 

Introduction

 

Dernier texte du Miroir des limbes, Lazare ne clôt pas seulement le projet mémorial de Malraux. Il apparaît, en outre, comme un texte-bilan et un carrefour de l’œuvre littéraire malrucienne. Avant L’Homme précaire et la littérature (1977), Lazare reprend et récapitule l’essentiel de l’œuvre romanesque et mémoriale de Malraux. Ce qui en fait non seulement un texte-miroir mais également un texte rempli de toute la mémoire littéraire de Malraux. On dirait que Malraux n’oppose à la maladie et à la possibilité de la mort que les pouvoirs de l’écriture. En effet, cette dernière semble envahir ces confessions d’un vieil écrivain, d’autant que, pour Malraux, ‘il y a une intoxication de l’écriture. […] L’écrivain n’écrit jamais aussi bien qu’en prison. Songez à tous les grands romans qui ont été écrits en prison.’[1]

Le patient André Malraux, atteint dans son corps et dans son cerveau, n’existe plus qu’à travers les mots qu’il trace sur le papier, la mémoire de ses propres œuvres et, par extension, la mémoire de la littérature. L’écriture déploie ses multiples tentacules pour tenter de circonscrire l’empire de la mort. Elle prend ainsi tour à tour la forme de la réécriture des romans et des autres textes mémoriaux de Malraux, celle d’un commentaire métatextuel sur les œuvres de sa bibliothèque imaginaire et celle du mélange des genres entre la fiction et le réel et entre le genre des Mémoires et celui du Carnet.

La réécriture: Malraux et son œuvre

Le premier visage, que prend cette boulimie d’écriture qui s’empare de Malraux malade, est le retour et la réécriture de ses propres textes à l’intérieur de Lazare. Ce qui revient ainsi des limbes de la mémoire de Malraux, au seuil de Lazare, ce sont d’abord les bribes de textes échappées de ses précédents romans. A l’exception des Conquérants, dont certains extraits sont d’ailleurs repris dans les Antimémoires, tous les romans de Malraux reviennent à la surface. Certains passages sont non seulement réécrits mais aussi mis en rapport avec le présent de la maladie et ainsi commentés.

La première scène de roman, qui s’impose dans Lazare, est la scène de l’attaque des gaz sur le front de la Vistule. Cette scène tirée des Noyers de l’Altenburg ne surgit pas à l’intérieur de Lazare pour des raisons nostalgiques ou pour combler une lacune du récit. Elle revient à la surface de la mémoire de Malraux car elle symbolise le non-sens du monde.

Puisque je travaille à ma dernière œuvre, écrit Malraux, j’ai repris, dans Les Noyers de l’Altenburg écrits il y a trente ans, l’un des événements imprévisibles et bouleversants, comme la Croisade des enfants […] qui semblent les crises de folie de l’Histoire : la première attaque allemande par les gaz à Bolgako, sur le front de la Vistule, en 1916. J’ignore pourquoi l’attaque de la Vistule fait partie du Miroir des limbes, je sais qu’elle s’y trouvera. Peu de ‘sujets’ résistent à la menace de mort.[2]

C’est une scène emblématique de l’acharnement du destin contre l’homme et de la prégnance de la mort. L’extermination des Russes par les gaz allemands n’est pas seulement un condensé de la folie humaine. Elle est aussi et surtout le témoignage du retour de l’homme à la bestialité. D’où l’analogie qu’opère Malraux entre l’attaque par les gaz et l’attaque foudroyante de la maladie.

Dans les deux cas, c’est l’humanité en l’homme qu’il s’agit de tuer en s’attaquant au corps ou au cerveau. Les gaz ne sont que l’aspect extérieur de ce monstre intérieur que l’homme porte en lui-meme. La mort et la maladie provoquent ainsi, chez l’homme, la conscience de l’écartèlement de son moi entre les forces de l’inconscient qui le ramènent à l’animalité et le rivent à son corps et les forces de la révolte contre la condition humaine. Aussi Malraux convoque-t-il la scène de la découverte des deux voix de Kyo devant les disques dans La condition humaine.

J’ai mis en scène un personnage (lequel ?), qui entend un phonographe émettre sa voix enregistrée, et ne la reconnaît pas. L’expérience, aujourd’hui banale, n’a pas perdu sa force de symbole. Les hommes entendent toujours leurs voix avec la gorge et celle des autres avec les oreilles. Si nous entendions soudain une autre voix que la notre avec la gorge, nous serions terrifiés. J’avais écrit que tout homme entend la voix des autres avec les oreilles, mais non dans la fraternité ou l’amour. Le livre s’appelait La condition humaine.[3]

Cette expérience joue, au même titre que les gaz de la Vistule, le même rôle d’allégorie de l’angoisse de la folie et de la solitude humaine. Cette dissociation des deux voix de l’homme entraîne une radicale incompréhension et incommunication entre les hommes. En dépit de la possibilité du suicide, tout homme découvre, comme le Perken agonisant de La Voie royale, que la solitude est intimement liée à la mort.

Ce qu’on écrit du suicide m’a toujours surpris. […]. L’homme, né pour la mort, est né pour la donner s’il le décide. Je veux bien que la vie des autres soit sacrée (elle l’est si peu) ; pas la mienne. L’un des mes personnages disait la phrase d’un aventurier fameux en Indochine : ‘ Il n’y pas la mort, il y a moi-moi, qui vais mourir…’[4]

Malraux associe d’ailleurs l’expérience de l’étrangeté du moi à celle de son emprisonnement en 1940. En effet, la prison est le lieu par excellence de la conscience physique de la soumission de l’homme à l’épreuve du temps, de l’attente et de l’introspection. Malraux malade, les soldats de la Vistule, Kyo et Perken font l’expérience intime du poids du destin qui pèse sur l’homme. On dirait même que ce sont ces personnages de fiction qui éclairent Malraux sur son propre sort. En effet, ‘la raréfaction du détail psycho-biographique y [dans Le Miroir des limbes de Malraux] va de pair avec une considérable promotion du récit fictionnel : l’espace autobiographique est envahi par les grandes scènes de la création romanesque, comme ‘si la vraie vie, la vie réellement vécue’ comme l’écrit Proust, n’était en fait que ‘littérature’.’[5]

Ses personnages lui servent de miroir pour regarder sa maladie avec les yeux des autres. Il semble ainsi que la mort ne puisse être traitée que par le biais de la fiction. Ce qui peut-être permet à Malraux d’en conjurer la solitude grâce à la convocation de ses propres personnages. Il se crée, de ce fait, une famille et une fraternité virtuelles contre la mort qui prend le visage primaire et moyenâgeux de la voix des profondeurs de la sape ou de celles de l’inconscient. Devant la mort qui ne ressemble pas au trépas banal mais prend les allures du mythe de la destruction de l’homme par l’homme ou par le destin, Malraux recourt à l’éternel retour des textes de fiction.

A force de revenir, on se demande s’ils ne finissent pas par devenir aussi tenaces et réels que la mort. Comme elle, ils acquièrent la dimension intemporelle nécessaire pour parler d’elle. C’est le moyen qu’a trouvé Malraux pour mettre en scène la mort comme un mythe millénaire associé au destin antique et à la condition humaine. Mais Malraux ne s’arrête pas à cette mise en scène de la mort. Au contraire, il fait intervenir d’autres scènes de roman pour opposer à la puissance de la mort la force de survie et la capacité de résistance de l’humanité. Celle-ci se traduit essentiellement par la construction d’un nouveau mythe qui est celui de la fraternité.

On veut que la fraternité ait été ajoutée le dimanche à des sentiments profonds, justice, liberté. Elle ne s’ajoute pas. Elle fait partie des mystères que les hommes cachent en s’embrassant. Comme le sacré, elle nous échappe dès que nous pressentons son irrationnel de cavernes. Aussi obscure que l’amour, étranger comme lui aux bons sentiments, aux devoirs ; comme lui – et non comme la liberté – sentiment provisoire, état de grâce.[6]

Cette dernière prend d’abord la forme de la communion entre les combattants sur le front de la guerre ou de la révolution. Ainsi Malraux évoque tour à tour les scènes de secours des soldats allemands aux Russes dans Les Noyers de l’Altenburg, du don du cyanure de Katow lors de l’exécution des communistes dans La condition humaine, du sacrifice d’un prisonnier anonyme pour sauver Boris Savinkov dans Le Temps du mépris et de la descente de la Sierra de Teruel avec les blessés républicains escortés par les paysans espagnols dans L’espoir. Toutes ces scènes, que Malraux met en rapport avec la révolte de Prométhée et d’Antigone contre le destin, témoignent de la force de la communion humaine et du don de soi face à la mort.

Cette attaque [celle de la Vistule] exerce sur moi la trouble et puissante action des grands mythes de la révolte depuis Antigone. L’humanité archaïque vivait ses mythes […]. J’ai revécu le mythe inconnu de la Vistule, parce que je l’ai écrit – sous une autre forme, en 1940 quand j’étais prisonnier, en 1941 quand je m’étais évadé.[7]

Il semble que la fraternité soit le seul mythe assez puissant pour imposer sa présence au Mal. La fraternité réveille, au cœur même de l’animalité, cette lueur d’espoir et de résistance à la folie humaine. Elle oppose à la voix de la mort symbolisée par les gaz et l’inconscient la voix de la vie représentée par cette scène d’amour maternel traduit par les baisers d’une mère à son fils soldat blessé à l’hôpital militaire de Madrid[8]. Cette tendresse, qui refuse d’abdiquer devant la souffrance et la mort, est peut-être le seul langage capable de répondre à l’écartèlement du moi. Autant les gaz obéissaient à la pulsion de mort, autant la communion entre les soldats et le peuple et l’étreinte entre la mère et son fils défendent les droits de la pulsion de vie. Cette vie, qui résiste à la mort, est d’ailleurs symbolisée par la scène de la renaissance des noyers dans Les Noyers de l’Altenburg.

Depuis l’Altenburg – plus de trente ans – je veux savoir ce que je pense de l’homme pareil à lui-même à travers les civilisations […]; pareil aux noyers de l’Altenburg qui renaissaient des noix mortes, à cent mètres des saints sculptés dans les noyers de jadis. […] La fraternité du combat est rigoureusement communion.[9]

Comme les noyers et comme le Sphinx, la communion humaine renaît toujours de ses cendres et refuse la fatalité de la condition humaine. De même que la renaissance des noyers, l’éternel retour de la fraternité lui confère la force du mythe et le rend capable de regarder le Mal et la mort en face. Car ‘ la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces évènements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur.’ [10] Cette fraternité inventée possède un degré de réalité tel qu’elle prouve à Malraux qu’il existe, à coté de sa face sombre, une face lumineuse et noble de l’humanité. Ces scènes de roman démontrent à Malraux que la présence de la maladie n’est pas exclusive de celle de la fraternité.

La réécriture des scènes de roman n’est pas seulement un refuge contre l’attente intolérable à l’hôpital. C’est également une manière de différer la mort grâce aux pouvoirs de la fiction. Cependant, Malraux ne se limite pas aux romans, il reprend aussi des passages de ses textes mémoriaux. Il ne réécrit pas uniquement d’ailleurs certains textes des Antimémoires et de La Corde et les souris mais il puise également dans sa biographie inachevée de Lawrence[11] (Le Démon de l’absolu[12]) et dans ses Oraisons funèbres. Lazare apparaît ainsi comme un texte qui convoque autant les romans précédents que presque toute la littérature intime malrucienne antérieure. Malraux commence par revenir sur le prologue des Antimémoires en réaffirmant son refus de l’écriture narcissique et la contemplation de son moi.

‘Qu’importe ce qui n’importe qu’à moi ?’ ai-je écrit. L’égoïsme ne nous mène qu’a nous préférer, avec une véhémence confuse. Ai-je beaucoup pensé à moi ? […] Je ne commencerai pas cette nuit. ‘Connaître les hommes pour agir sur eux’ fait partie des balivernes. Se connaître soi-même ? […] Nous sommes habités par des monstres banals.[13]

Ce rappel du début des Antimémoires est peut-être une façon de situer Lazare dans le même cadre antimémorial que celui de tous les textes du Miroir des limbes, en dépit de la dimension personnelle et de l’expérience de la maladie. D’où la reprise de bribes de dialogues de Malraux avec de Gaulle dans Les Chênes qu’on abat [14]et avec son ami le professeur de médicine sur Lawrence mis en scène dans Le Démon de l’absolu et la citation d’extraits de son oraison funèbre à Jean Moulin. Toutes ces scènes ont un dénominateur commun, celui de la révolte de l’homme contre la mort. Le ‘Qu’importe ?’ de Lawrence, le ‘Non’ de de Gaulle et de Jean Moulin et le salut des femmes de Corrèze aux soldats français morts témoignent non seulement d’une indifférence à la peur de mourir mais aussi d’une farouche opposition à l’humiliation humaine et à la défaite de l’humanité. Ces différentes postures face à la mort s’inscrivent dans une même entreprise de revendication des droits à la vie.

Comme le professeur de médicine face à la maladie de Malraux, elles prononcent un verdict de vie. A ce titre, elles incarnent toutes le mythe de la Résistance que de Gaulle et Jean Moulin incarnaient à l’échelle de la France. Seulement il ne s’agit plus de défendre la France contre l’occupation allemande mais plutôt d’affirmer le droit de l’homme à la dignité. C’est pourquoi, de Gaulle, Jean Moulin ou Lawrence ne sont plus seulement des personnages historiques. Au contraire, ils appartiennent à la légende au même titre que Prométhée ou Antigone. C’est peut-être ce qui explique que Malraux mette en abyme la résurrection de Lazare et son propre retour à la vie, après son expérience des limbes due à son attaque cérébrale.

Ni douleur, ni mémoire, ni amnésie – ni dissolution. Perte de conscience, pas de toute conscience. […] Je me souviens de mon effort. Conçoit-on Lazare se souvenant d’efforts pour s’accommoder de son tombeau ? [15]

Autant les scènes de romans réécrits deviennent aussi réelles que la maladie, autant les scènes de Résistance réelles issues de l’écriture intime deviennent imaginaires. On retrouve là le constant dialogue qu’opère Malraux entre le réel et la fiction à travers ses textes mémoriaux. La fiction devient réelle quand elle accède au statut de mythe et le réel se transforme en fiction pour donner du poids à l’histoire humaine en face de celle du destin.

Mais l’action et la Résistance ne semblent pas suffire à triompher de la mort. Aussi fait-il appel aux forces de l’irrationnel. Celles-ci prennent la forme soit du farfelu soit de la spiritualité. Pour les convoquer à l’intérieur de Lazare, Malraux recourt principalement aux scènes tirées des différents dialogues contenus dans Hôtes de passage. Le premier visage, que l’irrationnel oppose à la mort, est ainsi le farfelu. C’est pourquoi, Méry rencontré en Indochine et Max Torres revenu des Etats-Unis reviennent dans Lazare pour affirmer la force de la dérision, du comique et de la fiction face à la mort.

L’Espagne appelle de nouveau le souvenir de Max Torres : ‘J’en ai abrité, des hôtes de passage ! …’ et ‘Les herbes ondulent toujours dans l’eau, la rivière n’a pas changé depuis la guerre contre les Maures…Je suis un homme de ce drôle de temps…’ Et Max appelle Jacques Méry, le petit bassin de Singapour où les vagues morcelaient le reflet de la lune.[16]

Ces personnages démontrent la possibilité d’opposer au pouvoir de la mort la puissance de l’imaginaire. Ils témoignent d’une forme de mise à distance de la mort grâce à la création d’un univers de fiction qui échappe au réel. Mais le farfelu ressemble à une tentation de la fuite en avant face à la mort. D’où la volubilité et l’obsession du voyage chez Méry et Max Torres. Par leur exemple, Malraux semble prouver que l’imaginaire et l’évasion ne suffisent pas à libérer l’homme des griffes de la mort, même si le farfelu[17] lui enlève un peu de son tragique. Cette présence du farfelu prolonge aussi le projet du prologue des Antimémoires d’instiller du farfelu à l’intérieur de l’écriture mémoriale. Ce qui participe de cette tentative malrucienne de prise de distance à l’égard du narcissisme.

Dès lors, Malraux recourt au second visage de l’irrationnel, c’est-à-dire la spiritualité. Cette dernière intervient par le biais de deux dialogues entre Malraux et son ami indien Raja Rao[18] sur le bouddhisme d’une part et d’autre part entre Malraux, Georges Salles, Madame Khodari Pacha[19], Souleyman d’Ispahan et son neveu Saidi sur le déchiffrement de l’étoffe d’Alexandre le Grand.

Où me mène la rêverie ? […] Je m’entretiens de religion avec Souleyman d’Ispahan et son neveu Saidi, le sioniste (les deux antiquaires qui enverront au Louvre l’étoffe teinte, peut-être, du sang d’Alexandre le Grand). […] Car l’inconnaissable absolu n’est pas un domaine du doute, il est aussi impérieux que les fois successives de l’humanité, même dans ce désert sans oiseaux, comme celui où Satan apparut à Jésus. La chenille doit devenir chrysalide, la chrysalide devenir papillon – le papillon ne se souvenir ni de la chrysalide ni de la chenille.[20]

Ces entretiens font intervenir la puissance de l’inconnu à travers la divination de Madame Pacha et la force de la religion qui se manifeste par la domestication de la mort en Orient. Seules ces forces surnaturelles paraissent capables de pénétrer le mystère de la mort parce qu’elles obéissent aux mêmes puissances irrationnelles. A l’impensable de la mort répond l’inconnaissable de la foi. ‘Obsédé par les métaphores chrétiennes et par la figure de Lazare, il [Malraux] n’en récuse pas moins toute forme de résurrection et de survie, et c’est bien pourquoi la Mort est chez lui un absolu, et le Néant un trou noir capable d’absorber tous les existants. Au travail de la Mort, Malraux ne peut opposer que les monuments de l’Art ou les traces de la littérature.’[21]

L’intemporalité du sang d’Alexandre le Grand et de l’illumination bouddhique démystifie et défie la mort. Dans la reprise des scènes de romans comme dans celles des textes intimes, Malraux oppose la puissance du mythe et de l’imaginaire à l’absolu de la mort en s’appuyant sur toutes les formes de résistance humaine aux forces du destin. Mais il ne se contente pas seulement de la réécriture de ses propres textes. Il recourt également aux textes des autres écrivains en les commentant.

La métatextualité : Malraux et la littérature

La maladie conduit Malraux à revisiter ses souvenirs littéraires. Aussi évoque-t-il les différentes attitudes des écrivains face à la question de la mort. Non seulement il fait revivre ce qu’ils ont dit et écrit mais aussi il commente leurs conceptions de la mort en les mettant en rapport avec sa propre expérience. Malraux établit ainsi un dialogue avec sa bibliothèque imaginaire pour mettre la littérature à l’épreuve de la mort. Car, pour lui, ‘qu’un artiste commence tôt ou tard à peindre, à écrire, à composer, et quelle que soit la force de ses premières oeuvres, il y a derrière elles l’atelier, la cathédrale, le musée, la bibliothèque, l’audition […].’[22] A cet effet, il commence par relater ses dialogues avec ses amis écrivains. Qu’il s’agisse de Marcel Arland avec lequel il traite du prétendu déroulement du film de la vie au moment de l’agonie, de Saint-Exupéry[23] avec lequel il s’entretient de la conjuration de la peur de mourir par l’action héroïque et de Drieu[24] avec lequel il échange une correspondance sur l’athéisme, Malraux met à contribution la vie des écrivains.

Revoit-on réellement sa vie quand un accident fait perdre conscience ? Marcel Arland m’a dit avoir rencontré ce film vertigineux. Je ne l’ai rencontré ni dans les combats d’avion ni devant le peloton d’exécution de Gramat. Y faut-il le spasme (Arland avait failli se noyer) ? Je provoque une confuse autodéfense, et le sais. Pour ces Antimémoires, j’ai pris depuis quelques années l’habitude d’accueillir, de saisir, les images d’autrefois.[25]

Ces dialogues relèvent en effet tous de la sphère de l’intime puisqu’il s’agit de confidences et de lettres privées. Mais Malraux y cherche une réponse au mystère de la mort. Ce qui ressort de l’analyse des propos de ces écrivains, c’est que Malraux prend ses distances avec l’obsession de la réminiscence qui s’emparerait du mourant et avec la croyance chrétienne au retour du passé à l’article de la mort. Au contraire, il se rapproche de la position courageuse de Drieu, à savoir le choix exclusif de la vie terrestre et le refus de la résurrection. Toutefois, Malraux ne se limite pas aux confidences mais il relit les textes des autres écrivains. Ainsi il évoque ses souvenirs des Thibault de Roger Martin du Gard, des Essais de Montaigne et des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau.

J’ai relu la mort d’Antoine dans Les Thibault. Roger Martin du Gard, fort soucieux de documentation, a vécu parmi les médecins. Longtemps, Antoine espère guérir. Ses sentiments m’étonnent. […] Indifférence à l’obligation de fixer un moment au suicide (‘Se dire : ce soir…’, note anxieusement Antoine, qui se suicidera). […] Après quoi, ‘philosopher, c’est apprendre à mourir’. Phrase ambitieuse, à la Salpêtrière. Sa résonance ne répond pas à ‘Qui suis-je ?’ mais à ‘Qu’est-ce qu’une vie ?’. […] C’est Jean-Jacques, je crois, qui osa remplir de sa propre vie et de sa découverte de la ‘nature’ […] la grève mise à nu par le reflux de la vie universelle, que le Christ emportait avec lui. […] Je sais, Rousseau, ce qu’un grand esprit peut tirer d’un herbier […]. Mais à l’heure où s’éveille la ville […], la plus forte voix n’est pas celle de la mort qui m’entoure et que je porte en moi, c’est le mystère de la vie sous lequel les hommes se consument […].[26]

D’un côté, Malraux conclut à l’échec de la foi dans la médicine et du suicide d’Antoine chez Martin du Gard et remet en cause la solution du narcissisme et du refuge dans la nature chez Rousseau. Pour lui, ni la médicine, ni le naturalisme, ni le suicide n’apportent une réponse à la mort. Ils constituent même une sorte d’échappatoire à la présence de la mort. C’est peut-être pourquoi, Malraux recourt, d’un autre côté, à la philosophie montaignienne qui se résume en apprentissage de la mort. Mais il relit Montaigne non pas en fonction de la mort mais en fonction de la vie. Car, pour Malraux, la philosophie de Montaigne n’est pas aussi narcissique que celle de Rousseau mais elle est plutôt tournée vers une réflexion sur le sens de la vie.

Il est évident que Malraux tord un peu la conception montaignienne pour servir sa démonstration mais l’essentiel, pour lui, c’est la réflexion sur le mystère de la vie. Il s’agit d’interroger non pas la mort qui triomphe dans Les Thibault ou qu’on fuit chez Rousseau mais la vie qui ne cesse de renaître et qui survit à la mort des hommes. C’est aussi une réflexion sur l’écriture de l’intime dont Montaigne et Rousseau sont des spécialistes. En effet, Malraux déplace le foyer de la littérature intime de l’individualité de l’écrivain vers l’ouverture à la vie de l’humanité. Pour combattre la mort, qui ramène à soi, il faut écrire une littérature ouverte au monde et aux autres hommes.

‘La littérature [pour Malraux] forme un monde parallèle par son essence : sa fiction (et la poésie est fiction) semble avoir pour raison d’être, l’intrusion de l’homme dans ce qui lui échappe, ce qui le néglige.’[27] De plus, comme dans Le Tiers Livre de Rabelais, Malraux fait un tour d’horizon des réponses que la médicine, la philosophie et le naturalisme ont apportés à la mort. Mais ce qui en ressort, c’est que la mort reste un mystère impénétrable à toutes ces ‘sciences’ et auquel seul le mystère de la vie, qui refuse de mourir, peut véritablement répondre.

C’est pourquoi, Malraux se tourne non plus vers la littérature consacrée à la mort mais plutôt vers celle qui est dédiée à la vie. La question n’est plus de savoir ce que les écrivains ont dit de la mort mais plutôt de se demander ce que peut la littérature pour maintenir les droits de l’humanité à la vie. Cette littérature ouverte sur la vie ne passe plus par la réflexion philosophique, l’écriture intime ou le roman, elle sourd désormais de la poésie. Cette dernière prend d’abord la forme de la poésie de l’amour. Qu’il s’agisse des poèmes d’amour de Shakespeare[28], des poèmes à la gloire de l’armée de la Mission gaulliste de Paris[29], des chansons érotiques de la maîtresse de Chateaubriand[30] et des poèmes sur les lieux dans L’Orestie traduite par Leconte de Lisle, la poésie consacrée à l’amour-passion, à la communion des combattants et à l’espace fait renaître la vie et l’espérance face à la mort.

Quand je pourrai, écrit Malraux, m’adresser à mes compagnons de maladie, je leur demanderai si leurs souvenirs sont souvent liés aux éléments : nuages, courants de rivière, nuit. Le soir anniversaire de mes dix-sept ans, je passe sur le pont du Châtelet, et l’émotion de L’Orestie que je viens découvrir au théâtre dans la version de Leconte de Lisle se mêle au crépuscule derrière les tours noires du Trocadéro…Ou si ces souvenirs sont liés à ce qui appartient à la vie autant qu’à la nôtre. ‘Mes souvenirs sont groupés par la chaleur et par le froid ‘, m’a dit Hemingway.[31]

La poésie contient une promesse de libération, comme en atteste la volonté du chef gaulliste Raguse de fonder une revue de poésie à la Libération. Il semble que seuls les textes poétiques puissent résister à la laideur de la mort en la sublimant en beauté, d’autant que ‘la poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.’[32] C’est peut-être ce qui explique que Hemingway ne retienne de ses souvenirs que la beauté des lieux et que Malraux ne retiennent de Shakespeare que le poète associé à Leconte de Lisle et Chateaubriand. La poésie dispose de cette force alchimique qui manque au roman et au théâtre pour opposer à la mort la puissance de la vie.

Et cette poésie est servie par l’amour qui prend toutes les formes et qui reste aussi mystérieux et puissant que la mort. Mais au-delà ou au-dessus de l’amour, il y a la foi qui est la seconde forme que prend la poésie. Malraux évoque ainsi la poésie de Hugo consacrée aux temps bibliques[33] et Les Frères Karamazov de Dostoïevski fondé sur la réflexion sur le Mal et la Rédemption.

Mon aumônier du Vercors connaissait seulement ce que lui avait enseigné le séminaire de Lyon […]. Lorsque je lui ai envoyé les Karamazov, en lui signalant l’importance que beaucoup d’entre nous donnions à la phrase d’Ivan : ‘Si le monde permet le supplice d’un enfant par une brute, je ne m’oppose pas à Dieu, mais je rends mon billet’, il m’avait écrit : ‘C’est un terrible problème, puisque c’est le problème du Mal…Mais le Mal n’est pas plus fort que la Rédemption, la Rédemption est plus forte que le Mal.’ Moi qui ne crois pas à la Rédemption, j’en suis venu à penser que l’énigme de l’atroce n’est pas plus fascinante que celle de l’acte le plus simple d’héroïsme ou d’amour.[34]

En dépit de la différence de genres littéraires, Hugo et Dostoïevski tiennent le même langage qui est celui de l’exaltation de la force de la foi chrétienne face à la mort. La communion humaine conjuguée à la grâce de la résurrection transfigurent le Mal et la mort car ‘le Mal semble saisissable, mais c’est dans la mesure où le Bien en est la clé. Si l’intensité lumineuse du Bien ne donnait sa noirceur à la nuit du Mal, le Mal n’aurait plus son attrait.’[35] La mort n’apparaît plus comme le terme mais plutôt le commencement de la vie. Le mythe du Christ ôte à la mort tout pouvoir sur la vie humaine. Cette puissance de vie contenue dans le christianisme est transmise par l’Evangile selon saint Jean que Malraux choisit contre une pièce de L’Illustration théâtrale.

La belle religieuse qui m’apporte l’Evangile selon saint Jean, et du vrai café. ( J’étais en train de lire une pièce idiote dans L’Illustration théâtrale). Le couvent ressemblait à la Salpêtrière.[36]

C’est peut-être que la présence de la mort réclame non pas qu’on joue ou qu’on rêve la vie mais qu’on la vive comme le Christ. Pourtant la littérature conserve ses droits face à la mort puisqu’un soldat agonisant fait le choix des Mystères de Paris de Eugène Sue contre l’extrême-onction que lui propose un prêtre.

‘Au camp, dis-je, un prêtre prisonnier m’a affirmé que beaucoup de gens meurent dans un mélange inextricable de crainte et d’espoir…. Mais il m’a dit aussi qu’un mourant l’avait flanqué à la porte pour terminer Les Mystères de Paris.’[37]

Il se peut, en effet, que la littérature renferme les mêmes mystères que la foi chrétienne. La geste de ce prisonnier montre aussi que la littérature comme la prière est une leçon de vie et de salut. Qu’elle emprunte le visage de l’amour ou celui de la foi, il semble que seule la poésie soit de taille à défier la mort car, comme le Christ, elle est capable de la sublimer. Ainsi ‘Lazare n’annule ni le monde ni son néant : Malraux mourra […]. Mais Lazare diariste fait advenir le destin, le nomme et le saisit : il lui impose sa propre loi même – et le rend inopérant dans ce monde du sens qu’il crée, en face du vide du monde.’[38] Mais Malraux ne réfléchit pas seulement sur les possibilités de la littérature face à la mort. Il travaille aussi son écriture en fonction de cette problématique de la mort et du statut de texte final qu’occupe Lazare dans Le Miroir des limbes.

Des Mémoires au Carnet : Malraux et le mélange des genres

La proximité de la mort et la prégnance de la maladie transfigurent l’écriture intime chez Malraux. Lazare oppose à la mort une forme d’écriture oblique comme s’il s’agissait de la déréaliser. A cet effet, Malraux recourt au farfelu pour introduire une dose de comique dans le tragique de la maladie. De même que les surnoms de Frégate et de Bull-Dog que se donnent Berger et le professeur spécialiste des gaz de combat[39] et la lecture du Messager boiteux[40] et des Aventures de trois boys-scouts[41] constituent une sorte de dérision de la guerre et du danger de mort, de même le retour obsessionnel des chats comme Essuie-plume et Fourrure[42], le souvenir du carrosse de la mort au musée de Lisbonne[43], le masque enfantin du professeur de médicine et l’aspect insolite des rues de Paris qui mènent à la Salpetrière[44] enlèvent tout sérieux à la maladie et à la mort.

Le chuchotement de la mort change l’aspect des routes, en direction de la Salpêtrière. Chaque passage de vitesse répète en grinçant le mot : insolite. Je regarde tout ce que je vois. Comme si ça devenait intéressant ? Auto-comédie ? Insolite, seulement insolite – et passager. Passager toi-même.[45]

Le musée, la littérature et les chats transforment la mort en évènement familier et lui ôtent tout son mystère. L’art permet de dominer la mort en la représentant et les chats permettent à Malraux d’échapper aux attaques de la maladie car ils semblent faire office d’anges protecteurs et de gris-gris. On dirait que l’approche de la mort  fait ressortir tout le comique et toute l’intensité de la vie. Ainsi, ‘l’œuvre [Le Miroir des limbes de Malraux] ignore la question de la sincérité, de l’authenticité, de la fidélité des sources, de l’unité d’une vie humaine. Elle soulève une autre question, qui s’appelle la question du chat. Quelque chose dans l’homme, et surtout dans l’artiste ou l’écrivain, lui permet parfois de faire bondir la vie jusqu’au seuil de la prison où elle se répète […] entre la naissance et la mort. Le bond exerce un effet de distance, de séparation quant au donné, parce qu’il est une ellipse, une éclipse.’[46]

Au comique qu’introduit le farfelu, s’ajoute l’ironie à laquelle Malraux fait appel pour mettre la mort à distance d’autant que ‘l’ironie est une figure […] qui joue sur la caractérisation intensive de l’énoncé : comme chacun sait, on dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre.’[47] Comme les soldats de la Vistule qui ironisent sur les gestes mécaniques des Russes tués par les gaz de combat, Malraux recourt à la dérision contre sa maladie. Cette dernière est assimilée à une énigme car elle n’a pas de nom et ne se manifeste par aucune douleur physique. Et les médecins deviennent des augures[48]. La maladie elle-même se dégrade en maladie du sommeil.

J’ai été atteint d’une maladie du sommeil ; mes jambes se sont à plusieurs reprises dérobées et je suis tombé, comme en syncope mais sans perte de conscience […]. Examens. Professeurs et docteurs ne pourront se consulter que dans douze jours. En attendant, sclérose des nerfs périphériques et menace sur le cervelet, donc menace de paralysie. Laquelle ?[49]

C’est une façon, pour Malraux, de remettre en cause la prétention de la médicine à guérir toutes les maladies et une manière de présenter la mort sous le visage non pas du tragique mais plutôt du jeu. En insistant sur cet aspect ludique de la maladie, Malraux transforme la mort en banal jeu d’échecs et l’intègre à sa vie. Cette part de hasard, qu’introduit Malraux et que renforce la métaphore de l’énigme,  annihile l’importance et la peur de la mort. L’ironie est ainsi, comme la philosophie de Montaigne, une préparation à la mort. Elle permet à Malraux d’échapper à son corps et de remettre en question le pouvoir de la maladie sur son cerveau.

‘Ce sourire [qu’introduit Malraux] est un peu le sourire étonné de celui qui revient de la plus grande angoisse et de toute la connaissance qu’il a pu avoir de la pensée humaine et qui regarde avec stupéfaction cette chose, la vie qui continue […].’[50] La transformation de la mort en énigme ne suffit pas à la conjurer. Le recours au rire zen, qui au moment de l’agonie prélude à l’Illumination bouddhique, est ainsi peut-être le dernier remède qui place la mort entre les mains de l’homme. Le rire zen permet une telle domestication de la mort que le mourant devient capable de la contempler et de lui rire en face.

Mais depuis quelques jours, je diffère de noter ceci. Les textes zen disent que le sentiment d’agonie qui précède l’Illumination déclenche le rire. […] A l’instant de basculer (j’avais quitté terre) j’ai senti la mort s’éloigner ; pénétré, envahi, possédé, comme par une ironie inexplicablement réconciliée, qui fixait au passage la face usée de la Mort.[51]

L’Illumination bouddhique constitue la suprême ironie contre la mort. Le rire zen est le dernier symbole de la résistance de la vie humaine à l’anéantissement par la mort. D’où son association avec les chats qui semblent toujours renaître de leurs cendres, qu’il s’agisse de Fourrure ou du chat d’Alice au pays des merveilles. Cette écriture oblique de la mort n’est qu’une des facettes de la transformation de l’écriture de Malraux face à la maladie et à la mort.

En effet, Malraux remet en question l’écriture même de l’intime. D’abord, il refuse tout narcissisme dans ses textes mémoriaux. Sa mémoire opère un tri sélectif des souvenirs et évacue tout ce qui relève de l’enfance, de l’amitié ou de l’amour. Ses souvenirs sont davantage tournés vers le monde que vers l’intimité de l’écrivain. C’est pourquoi, Malraux défend le principe de ‘l’illusion narrative’ dans l’écriture biographique. En fait, il ne s’agit plus de faire le récit chronologique de sa vie mais il sera désormais question de la reconstruire de façon fictionnelle en choisissant des fragments d’existence comme le Stendhal autobiographe.

Des images ne composent pas une biographie, des évènements non plus. C’est l’illusion narrative, le travail biographique, qui créent la biographie. Qu’a fixé Stendhal, sinon des moments de la sienne ? Chacun articule son passé pour un interlocuteur insaisissable : Dieu, dans la confession ; la postérité, dans la littérature. On n’a de biographie que pour les autres. […] Les images ici s’ordonnent par analogies […].[52]

Pour Malraux, la littérature strictement intime est quasiment impossible car l’écrivain est obligé de tenir compte du public auquel il s’adresse, à savoir Dieu dans la confession et la postérité en littérature. Le travail de l’écrivain sur sa vie et l’horizon d’attente du public font de toute biographie une biographie fausse et transfigurent invariablement l’intime en extime[53]. C’est ce qui explique que Malraux n’adopte pas une structure chronologique mais plutôt une construction analogique dans laquelle les souvenirs se répondent par associations d’images. ‘Son écriture : une image qui rencontre une autre image, un enchaînement d’idées dans la vaste atmosphère. Un point qui va dans le monde, de l’un des méridiens à l’autre des parallèles.’[54] Cela donne un caractère discontinu et presque décousu aux textes mémoriaux de Malraux.

Mais cette structure analogique est aussi une manière d’échapper à l’emprise du temps et à la linéarité de la mort. Il s’agit de rompre l’acheminement inéluctable de la vie vers la mort par le télescopage des lieux, des temps et des souvenirs. Et cet amalgame obéit davantage à un principe fictionnel qu’à la réalité. A la mort inéluctable, le mémorialiste oppose la réinvention de la vie grâce aux pouvoirs de la fiction. En effet, ‘Malraux a ceci de particulier qu’il cherche, dans son oeuvre, à modifier ces règles de composition [des Mémoires : témoignage historique, récit de parcours d’une vie, exhaustivité et véracité], et notamment à en repousser les limites, allant jusqu’à appliquer aux Mémoires des techniques littéraires qui lui sont inhabituelles.’[55] Ce qui donne aux textes mémoriaux de Malraux une structure circulaire fondée sur les retours sur la terre. Ceux-ci forment la seule unité de ces textes car ils constituent les seuls moments d’épiphanies et de résurrection des limbes de la mort.

Mes souvenirs, a-t-on écrit, s’attardent à mes retours sur terre – après le cyclone ou la fosse à chars, aux heures de la Vistule, de l’Espagne et de la Résistance, moments qui jouent le rôle d’épiphanies. La métamorphose en conscience de l’ignorance de la mort ou la métamorphose de toute connaissance en croyance, n’est-elle pas semblable aux épiphanies ? [56]

Les textes mémoriaux de Malraux reposent ainsi sur une composition qui s’appuie sur l’éternel retour de la vie. La fiction malrucienne construit un univers doté d’ubiquité dans lequel le farfelu côtoie le réel et échappe à l’empire de la mort. Cette transformation du genre des Mémoires est un des éléments de la modernité de l’écriture de Malraux car ‘c’est par le refus et la transgression que les genres modernes se constituent’[57].  Malraux triomphe ainsi des lois de la mort parce que l’écrivain malade y retrouve tout son pouvoir démiurgique. Pourtant, il ne s’arrête pas à l’invention de cette structure analogique. Au contraire, il fait éclater ce résidu de structure en tendant vers le degré zéro de l’écriture. Il ne s’agit plus, pour lui, de composer ou de construire mais simplement de noter ses souvenirs sur le vif.

Cette importance de la note[58], qu’on décelait déjà dans le discours du professeur spécialiste des gaz de combat[59], prend de l’ampleur avec la maladie de Malraux. Elle rapproche Lazare des Carnets de Malraux qu’il caractérise ainsi : ‘Ce journal [les Carnets du Front populaire] n’a aucun caractère personnel. Ce sont seulement des notes d’instants significatifs pour être employées plus tard.’[60] Non seulement Malraux se réfugie dans les notes sur l’évolution de sa maladie pour triompher de l’attente à l’hôpital mais aussi il ne cesse de réécrire et de corriger ses notes sur la mort. La collaboration de l’inconscient, qui relaie le corps malade, lui permet de tenter de saisir les impressions et les sensations de la maladie de façon quasi-instantanée.

L’inconscient est un collaborateur attentif. Je corrige ma phrase, car j’avais écrit seulement : si je meurs – comme si la mort était une hypothèse. Les draps chauds de la fièvre diurne mêlent tout. Pour échapper au murmure des plaintes, je tente de soumettre ces images à une chancelante chronologie.[61]

Malraux cherche ainsi à surprendre la maladie dans le présent de son apparition. La note opère ce passage d’une écriture du passé centrée sur les souvenirs à une écriture du présent qui élimine la distance entre le temps de l’histoire et le temps de la narration. Malraux pousse même cette obsession de la note jusqu’à la limite de l’écriture instantanée puisqu’il perd son stylo au moment où il tente d’écrire et de décrire son propre évanouissement.

La crise a été moins forte que la précédente. Je savais que mon stylo allait m’échapper. Ne noterai-je, de la Maison des Morts, que la vie, et de la démence, que la lucidité ? Nous ne devenons conscients de notre respiration que lorsqu’elle est coupée, et de l’espoir que lorsqu’il se retire. […] Mais la crise l’escamote très vite. Retour à travers les rêves.[62]

Mais en dépit de l’inconscient, la note ne parvient jamais à saisir la maladie ou la mort en plein déroulement, dans leur contemporanéité. D’où l’évasion dans les rêves qui remplacent les notes de Malraux. C’est dire que l’instantanéité de la note peut rapprocher de la mort mais ne peut pas en pénétrer le mystère. C’est la limite de la littérature elle-même face à la mort. Cette tentative de Malraux fait éclater ses textes mémoriaux en les transformant en Carnets, d’autant que ‘présenter ses remarques, ses réflexions sous l’appellation de Carnets, c’est le plus souvent chercher à éviter la connotation narcissique qui s’attache au journal surtout s’il est qualifié d’intime. Le recours à la première personne est rare dans ces observations rédigées pour la plupart en style télégraphique.’[63] Ni le souvenir ni sa reconstruction fictionnelle ne comptent plus face à la note qui se présente comme le seul atome d’écriture capable de résister au déroulement temporel qu’imposent la mort et la maladie.

La note n’est pas pour autant un fragment susceptible d’être agrégé à d’autres fragments pour former le récit de la maladie de Malraux. Elle constitue un monde complet qui renferme toute l’expérience humaine de Malraux à l’instant T, d’autant qu’ ‘elle échappe aux deux grandes tendances de la littérature de notation au XXe siècle, à savoir la tendance introspective représentée par Gide et la tendance réflexive symbolisée par le Sartre des Carnets de la drôle de guerre’ [64]. La note est peut-être le seul outil d’écriture qui soit capable de prévenir le temps perdu et de permettre à l’écrivain de sauver sa vie de l’oubli en laissant des traces dans le monde. Elle représente la persistance de la trace de la vie jusque dans la mort car elle conserve le désordre même de la vie.

Conclusion

En définitive, Lazare apparaît comme un texte dans lequel Malraux exploite toutes les ressources de l’écriture afin de lutter contre la sentence de mort que semble prononcer sa maladie. A cet effet, il oppose d’abord la force des mythes de la fraternité, de la Résistance et du Surnaturel au pouvoir de la mort. Ensuite, il montre que non seulement la poésie est la meilleure réponse que la littérature ait apportée à la mort en raison de sa puissance alchimique de transfiguration de la mort mais aussi que la note est peut-être la seule forme d’écriture qui puisse empêcher la mort de se dérouler dans le temps en la surprenant dans son surgissement et dans sa contemporanéité.

Comme la foi, l’écriture n’est peut-être pas une garantie de salut mais elle est certainement un instrument et une promesse de survie. A l’image de l’art, Malraux découvre dans Lazare que l’écriture est aussi un antidestin. La victoire de Malraux face à la maladie et à la mort ne réside pas dans sa guérison mais plutôt dans l’écriture de Lazare, c’est-à-dire dans la transformation de son expérience de la maladie en œuvre d’art. Lazare ne clôt pas Le Miroir des limbes comme le dernier texte de l’entreprise mémoriale de Malraux mais plutôt comme l’ultime poème sur sa vie. On pourrait, de ce point de vue, dire de l’écriture de la vie de Malraux dans Lazare ce qu’il dit des Mémoires de Jung : ‘Lisez sa vie [celle de Jung] : ce ne sont pas des mémoires. D’ailleurs, il l’intitule : Souvenirs, rêves et pensées. Ses souvenirs ne renvoient qu’à ce qui, dans ses rêves, lui préexistait de toujours. Et pensées…la conscience. Au fond, ses mémoires, à chaque époque de sa vie, ce sont les mémoires de son avenir.’[65]


[1]              Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975), Paris, Gallimard, 1978, p.26.

[2]              André Malraux, Lazare in Oeuvres complètes, T.III, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1996, p.837.

[3]              Ibid., p.926.

[4]              Ibid, p.880.

[5]              Moncef Khémiri, ‘Les Antimémoires entre autobiographie et autofiction’, www.malraux.org / 21.12.2009, p.10.

[6]              Lazare, p.910.

[7]              Ibid., p.838.

[8]              Ibid., p.913.

[9]              Ibid., p.923.

[10]             Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.239.

[11]             Lazare, p. 898.

[12]             Sur le fonctionnement de cette biographie de Lawrence caractérisée par  le mélange de réel et d’imaginaire et l’introduction du farfelu dans ce récit de la vie d’un ‘double’, voir Christiane Moatti, ‘Du Démon de l’absolu aux Antimémoires : modèles et contre-modèles à la naissance d’un genre’, L’Eclatement des genres au XXe siècle, sous la dir. de Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, pp.249-265.

[13]             Lazare, p.884.

[14]             Ibid., p.885.

[15]             Ibid., p.889.

[16]             Ibid., p.900.

[17]             Sur cette relation du farfelu et de la mort, cf. Domnica Radulescu, André Malraux. The ‘farfelu’ as expression of the feminine and erotic, Domnica Radulescu, Peter Lang, 1994, pp.66-72.

[18]             Ibid., p.891.

[19]             Lazare, p.904.

[20]             Ibid., pp.928-929.

[21]             Jacques Lecarme, ‘ Le Miroir des limbes, les limbes de la Chine ’, Présence d’André Malraux, nos 5-6, printemps 2006, p.4 [ ‘Malraux et la Chine’, Actes du colloque international de Pékin, 18-19-20 avril 2005, pp.117-128]

[22]             André Malraux, Les Voix du silence in Oeuvres complètes IV-I ‘Ecrits sur l’art’, Paris, Gallimard, 2004, p.533.

[23]             Lazare, p.873.

[24]             Ibid., p.878.

[25]             Ibid., p.877.

[26]             Ibid., pp.883-884.

[27]             André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, Paris, Gallimard, 1977, p.274.

[28]             Lazare, p.910.

[29]             Ibid., pp.916-917.

[30]             Ibid., p.871

[31]             Ibid., p.882.

[32]             Stéphane Mallarmé, Correspondance II (1871-1885), Paris, Gallimard, 1965, p.266.

[33]             Lazare, p.874.

[34]             Ibid., pp.894-895.

[35]             Georges Bataille, La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p.163.

[36]             Lazare, p.921.

[37]             Ibid., p.902.

[38]             Claude Pillet, Le sens ou la mort. Essai sur Le Miroir des limbes d’André Malraux, Berne, Peter Lang, 2010, p.384.

[39]             Lazare, p.843.

[40]             Ibid., p.845.

[41]             Ibid., p.850.

[42]             Ibid., p.886.

[43]             Ibid., p.875.

[44]             Cette hospitalisation de Malraux à la Salpêtrière dura du jeudi 19 octobre au jeudi 16 novembre 1972. Cf. Françoise Theillou, ‘La Salpêtrière : la chapelle Saint-Louis, l’hôpital, l’hospitalisation de Malraux en 1972’, www.malraux.org / rubrique ‘Mots clefs’, 2010.

[45]             Lazare, p. 870.

[46]             Jean-François Lyotard, ‘Le monstre a occupé mes décombres. (D’une biographie de Malraux)’, Critique, nos 591-592, août-septembre 1996, p.641.

[47]             Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p.180.

[48]             Lazare, p.868.

[49]             Ibid., p.837.

[50]             Claude Travi, ‘Lazare à la Salpêtrière’, Séminaire Malraux, 15 décembre 2010, www.malraux.org / 11.1.2011.

[51]             Lazare, p.932.

[52]             Ibid., p.882.

[53]             Ce
terme s’oppose à ‘intime’ pour désigner une écriture personnelle non plus narcissique mais plutôt centrée sur tout ce qui est extérieur à l’auteur qui raconte sa vie. Nous empruntons ce mot à Jean-François Louette – qui lui-même le prend au Thibaudet d’Intérieurs – qui l’applique au refus de toute forme d’intimité dans les textes autobiographiques de Sartre.

[54]             Yves Ravey, ‘Lazare. André Malraux, l’âme qui écoute’, Revue André Malraux Review, Vol. 38, 2011, p.87.

[55]             Jean-Louis Jeannelle, ‘ De l’autre côté du Miroir des limbes ’, Revue d’histoire littéraire de la France, no4, 2002, p.631.

[56]             Lazare, p.930.

[57]             Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1992, p.157.

[58]             La note rapproche Lazare et les Carnets de Malraux en ceci qu’elle introduit un principe de discontinuité et d’instantanéité dans ces deux types de texte, en dépit de la différence générique. Elle constitue la résistance de l’écriture à l’empire de la maladie qui empêche le dévelopement d’un long récit. C’est aussi une manière, pour Malraux, de tracer la maladie (au sens où on parle de tracer un produit industriel) et de laisser une trace, comme le Perken de La Voie royale, sur terre par l’écriture. Lazare, comme les Carnets du front populaire et d’URSS, devient une suite d’instants significatifs volés à la maladie et à la mort et immortalisés par la note.

[59]             Lazare, pp.840-843.

[60]             Carnets du Front populaire 1935-1936, Paris, Gallimard, 2006, p.28.

[61]             Lazare, p.876.

[62]             Ibid., p.924.

[63]             Laurence Viglieno, ‘Ecritures du moi : des Carnets aux Mémoires’, in Ecriture autobiographique et carnets : Albert Camus-Jean Grenier-Louis Guilloux, 5-6 octobre 2001, château de Lourmarin, Folle Avoine, 2003, p.21.

[64]             Jean-Louis Jeannelle, ‘Les carnets d’André Malraux existent-ils réellement ?’, Séminaire ‘Malraux’, 8 décembre 2008.

[65]             André Malraux in Michel Cazenave, Malraux le chant du monde, Paris, Bartillat, 2006, p.34